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Anesthésie
Le premier contact avec le personnel hospitalier du service dont je prenais la charge a été l'accueil de l'anesthésiste. Un homme rigoureux, sérieux, affable. Et professionnel, c'est à dire à la fois persuadé de l'importance de sa responsabilité, de son rôle, soucieux de bien faire, réfléchi. Le seul des membres de mon « service » puisqu'il demeurait logique d'intituler ainsi la poignée de braves types qui allaient travailler, à peu près gratuitement, des mois durant, avec fierté, sous mes directives. Avec une note d'humour car cet infirmier anesthésiste s'appelait lui-même Service, un nom fleurant le passé d'ancien militaire d'un ancêtre quelconque habitué à claquer des talons en saluant, et dont le surnom aurait fini, à l'habitude de ces contrées, par être utilisé comme nom de famille. Après tout, combien sous nos latitudes, de Boulanger, de Petit, ou au contraire de Legrand ?
Monsieur Service avait donc, lui, bénéficié d'un stage de trois mois à Marseille dans un hôpital militaire pour y apprendre les rudiments de sa fonction, dont il se sortait fort bien. Le meilleur des autres infirmiers, avec des guillemets car tous exerçaient au mieux cette fonction par hérédité, au pire par piston, et entre les deux par envie, hasard ou apprentissage sur le terrain, le meilleur avait appris au fil du contact avec mes prédécesseurs. Par exemple le balayeur devenait, les jours de congé, mon aide-opérateur, et le chauffeur de la Land Rover de l'établissement pouvait très bien avoir un jour saisi l'occasion d'une promotion inattendue par la vacance d'un poste dit d'infirmier. D'autres éléments jouaient un rôle prépondérant, la tendance ou non à tenir l'alcool de raphia, l'appartenance à une religion stricte, comme le protestantisme très répandu et rigoriste rendait sobre et c'était le cas de l'infirmier principal. Naturellement, tous étaient baptisés de force par les missionnaires, à chacun sa fonction, mais deux clans opéraient, cathos et protestants, avec des moyens financiers, une rigueur, un exemple, complètement différents. Austérité des chants, des cérémonies, mais principes stricts, pas (trop) d'alcool, respect des rituels, monogamie, observance, chez les protestants, quand les cathos laissaient tout aller, messes exubérantes mais gaies et chantantes, dépenses à profusion et train de vie tapageur, les yeux fermés sur le comportement du moment que l'on fréquente l'église, et que les registres des baptêmes sont remplis.
L'anesthésie (je m'interrogerai un autre jour sur le rapprochement psychologique inconscient entre ce mot et ses thèmes, et le sujet religieux) était pratiquée, pour les interventions dans notre « établissement » par rachianesthésie. Ce que l'on a appelé, de manière autrement plus chic, des années plus tard, la péridurale, dans nos maternités d'abord puis dans d'autres circonstances.
Service pratiquait remarquablement cette méthode, et nous opérions pratiquement tous les patients ainsi. Inconvénient, mais j'anticipe, ils ne dormaient par définition pas, et avec leur nature joviale, je devais de temps en temps calmer l'enthousiasme intact de certains opérés inaltérables, qui au cours de l'opération riaient comme des fous de leurs histoires, finissant par trop bouger leurs viscères et me perturber dans mon travail. Seules les césariennes étaient pratiquées selon une méthode d'anesthésie datant de la guerre, le masque d'Ombredanne qui les endormait à l'éther. Avantage la lenteur qui laissait un temps d'action, également l'utilisation d'un produit non injectable par voie veineuse et sans effet sur le foetus. Inconvénient la lenteur qui m'apparaissait parfois interminable, et le fait que le produit devienne inflammable si on approchait une bougie, une allumette, j'y reviendrai.
Enfin quelques rares patients auront nécessité une anesthésie générale. Liée au niveau de l'intervention, niveau physique corporel et non intensité dramatique, ou du moins sans corrélation automatique, car la rachianesthésie permettait d'endormir le bas du corps jusqu'au nombril, à peu près, et si l'endroit visé par la chirurgie se situait plus haut, un recours à une anesthésie générale s'avérait indispensable. Et là j'éprouvais quelques sueurs indépendantes des 36° de la pièce, car mon cher Service décomposait diablement la manoeuvre. Autant son entraînement à la péridurale était parfait, autant la pratique lui manquait pour le reste. Je le voyais quasiment fractionner sa tâche, comme s'il était en train de penser, supputer, réfléchir : « bon, alors récapitulons, j'ai injecté le produit, la patiente s'endort, maintenant... maintenant quoi, ah oui ! je la ventile avec le masque à oxygène, alors j'installe, oui c'est cela j'y vais, bon il faudrait qu'elle démarre, là elle est encore en apnée, cela dure un peu, alors... bon je ventile, ah eh bien ça y est elle a l'air de reprendre des couleurs...»
Mentalement, je comptais, nous disposons en gros de trois minutes, mais il serait plus que bon qu'il ventile, ce brave gars, ce serait mieux si elle respirait... ah voilà elle repart...

Accouchements
Passons à ce chapitre délicat, directement et pour demeurer dans le cadre de mon activité d'homme à tout faire. Une femme africaine accouche habituellement de la manière la plus simple et naturelle qui soit. Au milieu des autres femmes du village, ou au bord du chemin, cramponnée à une branche basse d'un arbre. Souvent assise chez elle, assistée par une vieille expérimentée. Le luxe, c'est la matrone. Représentante d'un art séculaire, la matrone SAIT. Elle a elle aussi appris par sa mère, généralement.
Après le luxe, le dépannage. La religieuse infirmière et sage-femme du secteur. Parfois à 20 kilomètres, elle possède encore davantage de technique, peut poser un diagnostic, une indication. Et après encore, l'urgence. Le médecin à tout faire de la région. Souvent à 200 kilomètres, d'où camion quand il en passera un, celui de Baba M'Mbalambata vers quatre heures, s'il ne s'est pas arrêté chez les copains pour boire, s'il a du gasoil, s'il ne crève pas trois fois en route. Confortable, la benne brinquebalante sur la piste, pendant quatre heures, quand on essaie en vain d'accoucher depuis la veille...
La pratique des accouchements dans ce pays aura été une expérience incroyable, homérique, inoubliable. Je n'héritais bien sûr que des mises au monde « impossibles » celles que n'avaient pu mener à bien les parturientes, leurs voisines, les matrones, et les religieuses. Pari irréaliste. Pour ne citer qu'un seul exemple, cette femme venue dans la benne d'un camion, après ses 150 kilomètres de piste. Le bébé est présenté « en transverse », il ne peut rigoureusement pas sortir, il a une main sortie à l'extérieur de la vulve à l'arrivée. Il se fait tard, mes probabilités de réaliser une césarienne avant la nuit sont nulles. Je présume l'enfant mort, dans ces conditions, et je décide de tenter de l'extraire par la voie naturelle. Ce que l'on appelait dans nos manuels grande version interne. Il s'agit d'introduire sa main entière dans l'utérus, par des contorsions malcommodes, d'attraper « ce que l'on peut » pour faire tourner le nouveau-né à l'envers, de le sortir alors comme un siège, jambes d'abord, puis d'espérer que les bras ne se relèveront pas pour aggraver, donc tenter de les garder en place. Naturellement tout ceci est toujours plus complexe que prévu, effroyable, la sensation que le cordon s'est rompu sous mes doigts, la femme est exsangue, n'en peut plus de douleur et d'épuisement. Ce ne sont pas les bras, mais la tête, qui demeure entravée par le col de l'uterus alors que tout était presque fini. On nomme cela rétention de tête dernière. Décision de forceps très haut pour la pivoter, l'extraire. Evidemment le placenta ne voudra pas sortir, depuis le temps qu'il est là, et il faudra aussi aller le chercher à la main... .
L'incroyable, africain, se produit. La petite fille est vivante, elle finit par crier, et en sautant les étapes, elle gardera pour séquelle un déficit de son bras extériorisé, que sa Maman rééduquera en le mobilisant comme je le lui ai montré. La mère, elle, d'une invraisemblable résistance africaine, repartira à pied dans son village, son bébé sur le dos.
Lorsque je n'ai pas autant de chance, je suis amené à pratiquer une césarienne, mais nous entrons ici dans le chapitre chirurgie, qui sera alphabétiquement pour plus tard.
Une dernière notation : c'est un bonheur ineffable que de mettre au monde son propre premier enfant dans un tel contexte, dans un pays magnifique, avec l'immense reconnaissance de la population qui estime que le docteur lui a offert le plus beau cadeau de confiance et d'amitié possible. Pas une seule seconde l'idée de procéder autrement ne nous est venue, ce que je pratique pour les femmes du pays, je peux tout de même l'effectuer aussi pour la mienne. Nous, blancs élevés ainsi, nous pèserons la petite sur une vieille balance Roberval de ménage, avec des boîtes de conserve calibrées par leurs étiquettes en guise de poids. Et tout le village défilera, avec des chants, des présents de fruits, pour manifester sa joie et sa reconnaissance. Il me semblera évident en France, alors que je continuais à accoucher celles de mes patientes qui le souhaitaient, de mettre au monde aussi mes deux autres filles.

 
 

 
 


A
vions
Les africains connaissent tous l'avion, mais pas le train. Un détail, mais une étrangeté aussi. Les petits avions intérieurs effectuant les parcours de 500 kms d'une ville à l'autre étaient des Beechcraft de 6 places. Unique moyen d'évacuation éventuelle des grands malades en saison des pluies. Mais je comprendrai très vite que ce recours était utopique. Question de prix de revient, me fût-il répondu une fois pour toutes. Débrouillez-vous et que l'on n'entende surtout pas parler de vous.
Un minuscule point anecdotique, mais quand on parle de Centrafrique et feu son célèbre Président : lors d'un vol intérieur à bord d'un de ces petits avions, mon voisin se trouva être Olivier Giscard d'Estaing. Le frère. Volontairement, je place dans Avions cet infime détail, plutôt que plus loin dans une zone géographique spécifique diamantifère.

Autopsies
A moins « d'un cas grave », quelle est la signification ? Une situation gravissime, ne peut être représentée que par celle qui met en cause l'autorité, le pouvoir. Je n'ai été que rarement réquisitionné pour pratiquer des autopsies. Evoquons l'une, qui sentait le « coup tordu » à plein nez. Je reçois un ordre de mission pour aller pratiquer une autopsie à 300 kms au nord. Objectif, selon une formule africaine exquise : « déterminer l'importance de la mort ». Que je traduisais par deux options : soit LE mort était important, et il n'était pas question de laisser son décès non élucidé, soit l'affaire est d'importance, il est nécessaire d'en connaître les tenants et aboutissants. Avec à chaque épisode cette tentation, farfelue pour nous, mais non pour le récipiendaire d'un éventuel rapport, qui était de répondre que, finalement, la mort n'avait pas été importante du tout... Et le résumé des situations affrontées aboutissait à chaque fois à une conclusion du même type, une affaire de vrai faux crime, dans lequel un gendarme était impliqué, soit comme victime une fois, à la suite d'un accident de voiture bizarre, soit comme auteur pour l'épisode relaté ici.
Espérant échapper à cette corvée louche et trouble comme une eau de lavabo sale, je réponds que, trop occupé, je ne parviendrais à effectuer cette autopsie qu'un dimanche, et à condition d'être conduit sur les lieux en avion. Vu « l'importance » de l'affaire, à ma surprise, quoique, et en dépit des recommandations sur les évacuations sanitaires, tout est accepté. Un avion vient me cueillir à Bangassou le dimanche, pour m'emmener à Bakouma. Le pilote est un jeune blanc jovial, disert, qui m'offre des virages sur l'aile et des rase-mottes. A l'aller. Au retour, il a compris qu'il ne s'agissait pas d'aller sauver la terre et un de ses occupants, mais que son passager devait simplement déterrer un cadavre pourrissant par 37° à l'ombre depuis un mois, pour paraître élucider une sordide affaire de police et de victime. Et il est furieux.
Pratiquer une autopsie dans une cabane, par une chaleur épouvantable, dans la pestilence imaginable d'un corps décomposé, sous un essaim de mouches en folie, avec au dehors une centaine d'hommes-vautour en recherche de sensations fortes est un cauchemar. Inexorablement voué à la plus grande inutilité. Comment établit-on qu'une victime a été poussée vivante dans une mare, et noyée, ou qu'elle a succombé avant et a été jetée à l'eau pour faire croire à la noyade accidentelle ? En cherchant si elle a ou non de l'eau dans les alvéoles pulmonaires, inhalée alors au cours de la noyade. Sauf... . Sauf quand elle est morte depuis 30 jours, et enterrée en afrique sous la chaleur d'un climat tropical, sans cercueil, sans conservation, et sans aucune précaution.
Je ne résisterai pas à l'amusement d'une autre réquisition. Un jour les gendarmes m'apportent un doigt humain. Comme on rédige les rapports dans la police : âge indéterminé, mais de taille adulte, race noire. Cet article m'expliquent les autorités, a été découvert dans le ventre d'un poisson du fleuve Oubangui au cours du repas d'une famille, le repas du poisson s'avérant antérieur... La question pourrait être : quel est l'âge du capitaine, car il se trouve que ces poissons africains, délicieux et copieux, sont appelés des capitaines. Déçus, les représentants de la force publique, que je ne me sois pas écrié aussitôt : ah oui, je le reconnais, c'est Théodore Binguikane, il m'avait montré du doigt !!

 
 


A
nanas
Achevons ce tour d'horizon, déjà si long et pourtant si rapide, des A par le souvenir de ce fruit si délicieux sous les tropiques, si fade, dur, sans jus ni goût dans nos boîtes de supermarché européennes. Nous avions, autour de la case, des pamplemousses roses gigantesques, avec un demi agrume pressé directement entre les paumes, un verre entier de succulent jus se remplissait pour le retour du travailleur. Des papayes, des bananes toutes petites, un manguier, des ananas poussant sur leur pied, et le jardinier cultivait des légumes et des tubercules, du manioc.
En grignotant sur le C de culture, la région apportait encore du café et du coton.

 
 
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