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Malgré le souci de la longueur de ce récit centrafricain, abordons à présent la deuxième lettre de cet abécédaire. Nous allons débuter avec de nombreuses villes, dont nous regrouperons certaines.


 
 

Bangui
Bangui est la capitale. Une allure de sous-préfecture de province, avec de vastes avenues, et surtout le décor présidentiel, un Palais grandiose dans une zone préservée de la ville, sur les hauteurs arborées, dans un joli environnement de flamboyants. Et puis l'avenue présidentielle destinée aux grands défilés spectaculaires, de l'aéroport au Palais. Une cathédrale pompeuse de brique, un quartier central regroupant un hôtel quelques magasins, la banque, le marché. Le centre « mondain », jouxtant le quartier des ambassades et des résidences des européens importants, se situe dans un autre Hôtel avec une piscine, le lieu de rassemblement élégant des blancs et des noirs qui comptent. L'autre endroit, déjà évoqué, étant la base militaire, car les boys sont en congé le dimanche, et il ne serait question de faire la cuisine, les « gens bien » se rendent par conséquent au mess pour y déjeuner, s'y montrer, y papoter, y pérorer, s'y rencontrer. Eventuellement certains auront été préalablement saluer Monseigneur l'Evêque, qui roule en Mercedes, à la messe en la cathédrale, c'est très bien porté également. Belle vue sur le fleuve, depuis le bar de l'hôtel.
Un seul souvenir marquant de la capitale, l'horreur de l'hôpital où j'effectue mes premières armes, un endroit de conflit de pouvoirs, de passe-droit, où le personnel est imbu de sa position, et dirige l'établissement bien davantage que l'équipe médicale en place. Dans le droit-fil de ces faits, une seule invitation chez le médecin-chef, à son domicile, un vrai colonial sûr de ses vérités, de son pouvoir, maître de son destin. Ses gamins, encore petits, ont un comportement à l'égard du personnel stylé effroyable, odieux, caricatural, raciste, donnant des ordres, insultant. Une vision d'effroi. Nous étions très heureux de pouvoir partir rapidement vers notre bout du pays ignoré, lointain, notre brousse complète.

Bambari, Boali, Bouar, Bakouma
Les autres villes marquantes du pays. Entendre par là des trous de quelques milliers d'âmes, dont chacun avait une particularité. Bouar, dans les plateaux de l'ouest, au climat un peu particulier, et où poussaient des fraises. Non loin mais nettement plus à l'ouest et au sud, dans la forêt équatoriale, les pygmées. Non réputés, eux, pour pousser.
Bambari, « noeud » routier autrement dit carrefour de deux pistes, il n'existe de macadam que dans la capitale. Boali et ses chutes, une cascade assez spectaculaire sur une petite rivière affluente de l'Oubangui, un coin sauvage et beau.
Bakouma enfin, qui sera un lieu où je devrai me rendre plusieurs fois, pour des visites médicales du personnel de l'unique industrie, déjà en panne, de l'Uranium. Intégralement gâché, gaspillé, jamais exploité, ce gisement. Les diamants célèbres se trouvent encore plus au nord, de même que les reliefs d'un unique centre de safaris en faillite.

 
 

Bangassou
C'est le lieu officiel de mon poste, très à l'est du pays, sur le fleuve. Une bourgade supposée regrouper 3000 personnes. En réalité si la région les compte peut-être, le village regroupe deux rues « en dur » avec un commerce, des maisons, quelques bâtiments officiels. Une église de brique un peu à l'écart, les somptueuses et par comparaison avec le reste du lieu, richissimes installations de la Mission catholique. Chacun le sait, lorsqu'une pièce mécanique, un matériel, un groupe électrogène, un véhicule, manque pour quelque occasion, s'adresser à la Mission, «ils ont tout» est-ce la traduction de «Dieu y pourvoira» ? en tout cas rien ne leur manquera jamais, par opposition avec leurs ouailles. Pour terminer sur ce chapitre, un événement m'amusera, m'attendrira même, au cours de notre séjour le curé finira par aller officiellement vivre avec la bonne soeur, au grand soulagement enthousiaste des fidèles, qui vraiment ne comprenaient pas pourquoi ces deux-là ne se comportaient pas comme tout le monde !
A Bangassou, se trouvent des administrations, sous-préfecture aux bureaux imposants, services de l'agriculture, état-civil, justice, etc. J'aurai affaire à l'état-civil pour la déclaration officielle de notre fille, de manière à ce que, plus tard, elle bénéficie d'extraits de naissance. Elle est inscrite en numéro 2 sur le registre, j'ai de réels doutes quant à la capacité d'écriture de l'officier, naturellement aucune naissance n'est jamais déclarée ici, la première est une petite américaine née également sur place quelques années auparavant. Je finis par remplir moi-même le registre, et je confie au commerçant local, pour l'emporter lors d'un de ses trajets de réapprovisionnement, le document officiel obtenu pour le transférer à Bangui. Depuis quelques années, toutes ces naissances hors de France sont centralisées à Nantes dans un service spécial, qui simplifie les démarches .
Le commerce est une enseigne portugaise, Moura et Gouveia, tenue par un couple de Français très agréables et sympathiques avec lesquels, 32 ans plus tard, je conserve des relations épistolaires depuis nos retours respectifs en Europe. Un bar-hôtel complète le paysage des loisirs local, c'est comme ailleurs le rendez-vous des blancs, la colonie locale en compte environ 18, qui viennent manger ici le week-end. Certainement très mal perçus, compris, estimés, nous ne participerons plus jamais au delà de la séance inaugurale à ces traditions européennes, pas davantage que les commerçants cités.

 
 


B
oy
Blanc-bec issu de son trou, le nouvel arrivant coopérant a énormément de mal, à l'arrivée, à se mettre dans la peau d'un employeur cossu avec boy. Cependant, très vite, la prise de conscience s'opère : ne pas recourir au travail du boy revient à priver sa famille et son entourage d'un revenu conséquent. Avec le dérisoire salaire que nous lui remettons en liquide chaque mois, ce brave homme nourrit dix personnes. Et lui conserve son statut, sa fonction élevée dans la hiérarchie locale, son rôle social. Nous avons donc conservé Simon, qui « appartenait » quasiment à la case qui nous était attribuée comme logement de fonction très proche de l'hôpital. Avouons que, les trois premiers soirs où Simon est venu, très stylé, serviette sur l'avant-bras et main derrière le dos, nous servir à table, nous avons dû réprimer quelques fous-rires, ne possèdant pas la moindre expérience de ce genre de luxe, et n'en retrouvant ensuite jamais ni le besoin ni l'occasion.
Simon a, longtemps, été parfait. Le boy africain s'occupe de tout. Courses, ménage, vaisselle, cuisine (et généralement ils cuisinent très bien, possèdant assez de mémoire pour ajouter à leur panel de recettes celles de chaque nouveau patron, ainsi Simon aura appris à confectionner nombre de quiches, des entremets, des desserts nouveaux pour lui), lavage, repassage. Ils transforment effectivement en vie de rêve le programme de la maîtresse de maison. Et Simon était là pour tuer le long et fin serpent vert introduit dans une des chambres par un espace des volets, ou les souris réfugiées dans la cantine métallique, le merveilleux autre serpent brillant de colorations irisées en train de dévorer tranquillement une des poules du poulailler. Et pour apporter son aide attendrie, plus tard, aux soins du bébé dont il ne cessa jamais de souligner le caractère de cadeau aux habitants. « tu as fait le bébé ici, mon docteur, Madame docteur elle est pas repartie là-bas, ça c'est bien mon docteur, c'est bien pour nous » Et puis, quand il a senti, au cours des tout derniers mois, que notre retour en Europe approchait, Simon a sombré, craqué. Son angoisse a pris le dessus, il s'est laissé aller à trop boire, s'est négligé, marquant de cette manière sa peur de l'avenir et ses regrets.
Rapidement, une sorte « d'initiation africaine » s'est instauré. Une nuit, nous avons été dérangés par un vacarme, je me suis levé, muni d'une torche, et me suis rendu dans la cuisine, d'où provenaient des bruits, juste à temps pour voir un musculeux bras noir disparaître par la fenêtre pourvue comme toutes de simples volets de bois. Le lendemain, Simon m'a averti : « tu dois prendre la sentinelle, mon docteur, sinon on va te voler trop même » Et le message est bien passé : selon l'habitude, employer une « sentinelle », un veilleur de nuit, assure la protection comme une prime d'assurance. Petits arrangements entre amis, les voleurs savent dans quelle case se rendre et lesquelles éviter. Nous avons engagé Bernard, un copain de Simon bien sûr, et plus aucun incident n'a été à déplorer, tandis que nous contribuions ainsi à l'économie locale. J'ai pu, en étant souvent appelé de nuit pour un besoin médical ou chirurgical de l'hôpital, mesurer la profondeur du sommeil de notre veilleur, tandis que je hurlais « sentinelle ! » pour l'aviser en vain de mon départ. Mais la vraie question n'était pas dans son efficacité, son utilité était celle d'un contrat. Il protégeait la maison, et se rendait utile la journée en tant que jardinier, surveillant la poussée des légumes et dégageant les branches loin des ouvertures pour éloigner les reptiles. Il allumait, avec la nuit, la lampe à pression de pétrole qui nous éclairerait jusqu'au coucher, et exhibait sa panoplie de lances et de machettes pour effrayer les intrus.

Brousse
La brousse n'a rien de comparable à la ville, à la capitale. Dans notre bout du monde, tout le monde savait tout de tous, nous représentions des figures connues de la population, et le rapport entre les gens était différent, proche, agréable. Sur le marché local, Simon effectuait ses emplettes et ramenait les nouvelles orales, chaque boy apportant aux autres les potins relatifs à son employeur. Qui était allé dîner chez qui, ce qui s'était dit. Qui descendait vers Bangui en camion dans la semaine. Quelle était l'atmosphère officielle dans les plantations, les écoles, les administrations.

Budget
Un point déjà évoqué succinctement. Il s'est très vite avéré que plus aucun subside ne me parvenait, après quelques mois j'ai dû cesser de payer le personnel de l'hôpital, puis je n'ai plus eu de quoi acheter de l'essence, des produits, des étoffes pour les faire transformer en draps par le tailleur local, ou en champs opératoires. Je dûs vite me contenter de fonctionner au minimum, stériliser mon matériel à l'aide de brûleurs à pétrole, utiliser les réserves, et passer de vaines commandes.
Les contacts avec le sous-préfet se sont espacés, l'économe, lui, avait très vite été écarté, mais le personnel, vraisemblablement habitué à ce mode de fonctionnement, travaillait pour rien, pour l'honneur du poste occupé, la fierté de la fonction.
Simon, lui, gérait impeccablement son budget hebdomadaire destiné aux achats alimentaires, ou de produits de cuisine ou d'entretien. Lorsqu'il éprouvait des envies, une montre, ou des besoins comme un imperméable, je l'achetais pour lui, et il me remboursait par prélèvements étalés sur sa paye.

Boule
La boule était l'expression décrivant la nourriture habituelle du quotidien des populations locales. Comme Simon me l'a expliqué souvent, on « mangeait la boule » c'est à dire un agglomérat de farine de manioc concassé, roulé et trempé, tous les jours. Et pour les fêtes, quelques bananes étaient ajoutées, extrêmement rarement un peu de poulet. Nous avions dès le départ indiqué à Simon et Bernard d'utiliser tous les éventuels reliquats de plats qu'ils trouvaient, ou de s'en garder, d'en apporter chez eux à volonté. Mais cela n'aurait pas été respecter les usages locaux et familiaux.

 
 

Boissons
L'eau constituait le problème majeur. Elle provenait des marigots voisins, pour la plupart, et de temps en temps nous étions approvisionnés par les détenus de la prison, qui utilisaient un camion citerne empli dans le fleuve. Si le véhicule disposait d'essence, d'un chauffeur, de l'autorisation du sous-préfet.
Cette eau subissait un passage à travers une grosse « bougie » un filtre poreux en retirant les impuretés grossières et visibles, puis d'autres filtres plus fins, et ma foi nous avons fonctionné ainsi, évitant de regarder les camions et le linge nettoyé dans le même marigot qui nous abreuverait et laverait ensuite.
Comme dans tout pays au monde, les populations locales étaient parvenues à fabriquer un alcool. Dans certains pays à base de palmes, ici de raphia principalement. Et d'importation si besoin. Il est évident qu'un des tout premiers effets de la colonisation de n'importe quel point du globe est d'y amener de l'alcool, même si nombre de populations indigènes ont auparavant développé un art de s'exciter par des décoctions. A en juger par le fréquent état du chauffeur de l'hôpital, de quelques infirmiers, ou de Simon en fin de séjour, manifestement trouver de quoi s'ennivrer ne s'avérait pas compliqué.

 
 

Bokassa
Le très célèbre Jean-Bedel Bokassa sévissait déjà sur place, Président à vie mais pas encore auto-sacré Empereur. L'Afrique a connu de nombreux spécimens de figures de ce genre, entre Idi Amin Dada, Mobutu Sese Seko, ou le récent Laurent-Désiré Kabila. Et d'autres plus prestigieux dans des domaines de littérature ou d'esprit d'ouverture.
Ceux qui, à l'image de Bokassa, ont traversé lentement le siècle en malmenant les populations, en imposant des régimes dictatoriaux, en terrorisant leurs concitoyens, sont souvent issus des rangs militaires. Soit de France comme Jean-Bedel, soit de leurs propres armées. Avec derrière l'ascension, les protections, la caricature, de terribles pressions, des échanges économiques, des marchandages de pouvoirs et de perspectives commerciales, amenant les différentes forces mondialistes de commerce à tolérer untel parce qu'ainsi tel marché américain ne bouge pas, tel autre car il représente une force de contrôle armée, un troisième parce que les fournitures d'armement qui lui sont consenties sont payantes. Ou bien pour des motifs d'alliances internationales, d'influences.
Bokassa a été plusieurs fois condamné à mort, par contumace, ou par différentes procédures, son pays a été le lieu de coups de feu, de révoltes, de tueries, probablement de comportement anthropophagiques, et puis finalement bien des gouvernements dont les Français ne s'accomodaient pas si mal de sa présence en fonction de tractations souterraines et de zones d'influence. Lors de notre séjour, les coopérants du domaine agricole durent plier bagage extrèmement rapidement, cachés dans des camions, à la suite d'un caprice du patron.
Jean-Bedel aimait copier le protocole Français, défilant dans une énorme voiture décapotable, avec une rangée de motards toutes sirènes hurlantes. A titre d'autorité responsable d'un personnel, j'ai reçu lors d'une de ses tournées d'inspection-propagande dans ma région une note de service me fournissant la liste des acclamations à faire lancer par la foule en liesse, dans un ordre déterminé : Bokassa Oye, ou Vive Bokassa, constituant la plus importante. J'ai plaisir à me remémorer deux dates encadrant un peu ce séjour : 27 Juillet 1969, Neil Armstrong pose le pied sur le sol lunaire. Quelques mois plus tard je posais le mien sur le sol centrafricain. Avec un effort d'imagination, lors de discussions avec « mon personnel de maison » appellation ironique voire sarcastique à mon égard. Comment ces hommes, qui s'ils connaissaient les avions ignoraient les trains, les immeubles, les fusées bien sûr, la télévision, parvenaient-ils à se figurer un homme marchant sur ce disque bleuté, là haut dans le ciel ? Pour eux, la vie demeurait à leur échelle : « mais dans ton pays, en France, qui fait tes courses et la cuisine ? » Ou bien « si un homme est allé là-bas loin, sur la lune, comment il mange ? »
Le symbole de la lune, pour eux, existe réellement il représente le mois, le cycle lunaire, Nze, le mois, se dit « lune », quand Ngou, qui signifie « eau » marque une année, c'est à dire une saison des pluies, et enfin La , le jour, qui veut dire « soleil »
La deuxième date, pour revenir sur cette trace, est celle de la mort de Charles de Gaulle, le 9 Novembre 1970. En Centrafrique, cela donna lieu à plusieurs jours de deuil et de congé. Et certaines femmes arborèrent, lors des fêtes locales, des boubous portant les inscriptions Bokassa et de Gaulle, avec parfois des portraits imprimés sur leur torse.

 
 
 
 

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