CHAPITRE
2 : LE REMEDE MEDECIN
Rien
de plus banal que les rencontres qui marquent durablement, parfois
définitivement, une vie d'homme. Elles sont en général
peu nombreuses, du moins en apparence, ce qui facilite singulièrement
le souvenir que l'on peut en garder. Les études de médecine,
dont nous avons déjà parlé à plusieurs
reprises, constituent une longue période de redites d'un
même discours; nécessaires, mais fastidieuses. Et insuffisantes,
car n'abordant les problèmes de santé de l'homme qu'à
travers une philosophie positiviste implicite, digne du siècle
dernier. La distorsion entre un contenu qui se veut, et qui est
,de plus en plus scientifique dans son expression, aussi biochimique
que possible, et une grille de compréhension du monde pour
le moins simplificatrice, a toujours frappé le jeune étudiant
que j'étais. Rien d'étonnant quand on a eu l'idée
curieuse d'avoir une formation littéraire, modeste, durant
ses études secondaires. Socrate, qui fut condamné,
dit-on, dans un exemple classique de la grammaire grecque, pour
avoir corrompu la jeunesse, n'est pas passé par là
sans laisser quelques traces.
Étrange
impression que l'on entre en médecine comme on entrait en
religion. Ce qui fut accepté sans discussion, ni état
d'âme. L'initiation à un jargon ésotérique,
où chaque mot est doté d'une signification bien précise,
mais aussi possède régulièrement plusieurs
synonymes indifféremment utilisables en est le premier stade..
Fièvre, température, pyrexie et hyperthermie ne désignent
qu'une seule et même chose : ça chauffe. Puis les sciences
fondamentales sont venues renforcer cette spécificité
du parler médical, qui n'a rien à envier au latin
de nos confrères du 17 ème siècle.
Quelle
impression d'ouverture sur le monde de tous les jours, lorsque l'on
a la chance d'effectuer, au cours de son externat à Paris,
un stage dans le service du Professeur André Bourguignon
! Soudain, on ne parlait plus de molécules ou d'anatomo-pathologie,
en nous demandant de remplir chaque matin de longs et fastidieux
dossiers d'observations de malades, parcourus, dans le meilleur
des cas, par l'oeil distrait d'un interne ou d'un assistant. Nous
avions pour seule mission, dans ce service de malades chroniques,
de parler, autant que nous le voulions, et comme nous le voulions,
avec un ou plusieurs patients.
Chaque
mercredi, rituellement, le patron, théâtralement drapé
dans sa cape bleue de l'assistance publique, mettant en valeur la
blancheur immaculée de sa blouse et de son tablier blanc,
dirigeait, de main de maître, la réunion hebdomadaire
du service. Là se réglaient, à notre grand
étonnement, car nous n'avions jamais vu cela ailleurs, les
problèmes de fonctionnement de l'équipe, en présence
de tous les intéressés. C'est rassurant de constater
que les soins aux malades ne sont pas uniquement dominés
par des interrogations d'ordre diagnostique ou thérapeutique,
mais comportent, aussi, tout un environnement humain, dont on tient
enfin compte. La personnalité des soignants comme des soignés
n'est plus considérée comme matière négligeable.
Ces
réunions hebdomadaires, après la distribution du "supplément
de la semaine des hôpitaux", revue médicale dont s'occupait
André Bourguignon, étaient aussi l'occasion de séances
de sensibilisation à la relation médecin malade, et
plus généralement, à la psychologie médicale.
Le patron,médecin des hôpitaux, professeur de médecine
légale à la faculté, mais aussi neuropsychiatre
et, surtout, passionné de psychanalyse freudienne, nous initiait
à une autre vision du monde de la maladie. Ceux d'entre nous
qui le souhaitaient pouvaient également faire un exposé
sur des ouvrages proposés par le chef de service.
Cela
été le temps de découverte de la pensée
de René Dubos, à travers son ouvrage " Mirage de la
Santé", et aussi d'un certain Balint. Celui-ci, psychanalyste
hongrois, réfugié en Angleterre, a eu l'idée,
au début des années cinquante, au moment où
s'est mis en place le National Health Service, de travailler avec
un groupe de douze médecins généralistes sur
les aspects psychologiques de la relation médecin-malade.
Son ouvrage "le médecin, son malade et la maladie" a été
, comme pour tant d'autres médecins, une véritable
révélation confirmant l'avenir possible de la médecine
générale comme discipline autonome , et non comme
sous-produit de la noble médecine hospitalière .
Le
médecin est enfin considéré comme étant,
en lui-même, un remède, dont il lui faut apprendre,
à travers sa propre expérience clinique, les indications,
les contrindications et la posologie. Car, comme tout médicament,
il est aussi susceptible d'être toxique. Point de vue proprement
révolutionnaire, qui n'a pas encore été compris
par l'ensemble de la profession, loin s'en faut.
Cet
intérêt pour l'apport des idées de Balint à
la pratique médicale quotidienne n'est pas resté purement
théorique , avec la création quelques années
plus tard d'un groupe de formation à la relation médecin-malade.
Avec pour modérateur, le docteur Franck Faure, généraliste
et psychanalyste bordelais, alors président de la société
médicale Balint.
Pour
rester aussi concrets que possible, nous allons tenter, à
travers trois nouvelles observations de malades, d'aller un peu
plus loin dans la compréhension de ce que peut être
ce fameux remède médecin.
1)
UNE GUÉRISON INEXPLICABLE:
C'est
varié, une consultation de médecin généraliste.
Tous les quarts d'heure, parfois moins, de temps en temps beaucoup
plus, le médecin doit instantanément oublier le cas
qu'il vient de rencontrer, pour rester disponible au problème
nouveau qui va lui être soumis. Cette gymnastique permanente,
qui nous fait passer de la suture d'une plaie à la dépression
nerveuse, sans oublier la confection des innombrables certificats
nécessaires aux actes les plus simples de la vie, constitue
l'un des charmes de la profession. Mais, il faut bien le dire, à
notre grande honte, nous ne sommes que des hommes et il arrive parfois
que notre attention décroche quelque peu.
C'est
tout à fait ce qui vient de se passer avec Louise, c'est
à craindre . Qu'à soixante et onze ans, on puisse
souffrir de douleurs ostéo-articulaires , parce que, comme
tout le monde, on a des os qui se sont décalcifiés,
et des cartilages en compote, rien de bien étonnant. Examen
clinique, puis consultation des radios et de l'analyse de sang confirment
la banalité d'une telle pathologie. L'ordonnance est vite
expédiée, et la feuille de soins de la sécurité
sociale promptement remplie. Dans l' impatience mal camouflée
de recevoir le client suivant , le médecin se lève
de mon bureau. Louise, toute frêle, toute pâle, toute
de noire vêtue, l'observe d'un oeil inquiet, par dessus ses
lunettes. Pourquoi ne se décide-t-elle pas à partir
? Il est souvent délicat, surtout pour un jeune praticien
, de savoir mettre fin à une consultation, et il ne sent
pas très à l'aise quand il lui tend la main.
" Docteur,
il faut que je vous dise une chose que je n'ai jamais dite à
personne, et dont j'ai particulièrement honte. Ce n'est vraiment
pas beau, docteur, surtout pour une femme, mais voilà : je
bois ". La surprise a été telle que le silence s'est
établi . Et puis dire quoi ? Louise, c'est une vieille connaissance
, elle n'a ni l'apparence; ni les réactions d'une femme alcoolique.
Et puis, elle s'occupe avec tellement de dévouement de son
mari qui perd progressivement la tête. Louise est donc partie
de la consultation après avoir laché ce paquet bien
encombrant.
C'est
sûr, maintenant, l'histoire des douleurs n'était qu'un
prétexte qu'elle fournissait; elle demandait surtout une
aide d'une autre nature, que le généraliste se sentait
bien incapable de lui donner. En effet, les problèmes d'alcool,
il n'y connaissait strictement rien. Peu de temps auparavant, pour
un cas d'alcoolisme féminin, à la demande du mari,
et ne sachant que faire, il avait fait hospitaliser une malade,
contre son gré, en service de psychiatrie. Et en précisant
bien dans sa lettre que la seule solution possible lui semblait
être, étant donné le caractère récidivant
de cette alcoolisation, une pose d'implants sous cutanés
de disulfirame. Ce produit, dit d'interdiction, donne en cas de
prise d'alcool des réactions très pénibles,
comme des bouffées de chaleur, des battements cardiaques
importants ou des nausées. Les résultats avaient été
catastrophiques.
Paradoxe,
un de plus, mais de taille. L'alcoolisme est, de l'avis de tous,
le plus grave problème de santé publique que nous
connaissions. Il touche directement un à deux adultes sur
dix, en France, où, vaille que vaille, nous conservons le
double record de la production et de la consommation de boissons
alcoolisées. La liste des maladies qu'il peut favoriser est
impressionnante, et trop connue pour être répétée
ici. Nous médecins en avons soigneusement appris durant nos
études toutes les complications. Mais, en ce qui concerne
le traitement même des personnes atteintes de cette intoxication,
nous n'avons reçu aucune formation. Il faut se rendre à
l'évidence, pour la science médicale, jusqu'è
ces toutes dernières années, le malade alcoolique
n'existe pas. Seul le cirrhotique mérite l'attention des
médecins. Qu'il n'existe pas encore de chaire d'alcoologie
dans les facultés n'est, cependant, pas plus illogique que
l'attitude de l'état qui tire un profit direct important
de la vente d'alcool, et par ailleurs finance, fort chichement,
quelques timides actions de prévention et de soins. L'ensemble
de la société n'est pas plus clair en montrant du
doigt ces pestiférés de drogués, qui utilisent
des produits illégaux, et inconnus des adultes, pendant qu'elle
tolère très largement des conduites rituelles d'alcoolisation,
qui mettent en jeu de multiples vies. L'hécatombe routière
monstrueuse des sorties de bal du samedi soir n'existe pas pour
une presse qui parle abondamment de la moindre mort par overdose
d'héroïne.
Quand
Louise revient en consultation, quelques semaines plus tard, son
médecin est dans ses petits souliers. Que va-t-il bien pouvoir
lui dire ? Quel traitement lui proposer ? Une cure de désintoxication,
il ne sait pas trop ce que c'est, et puis elle va sûrement
refuser. Le voilà dans de beaux draps. A peine entrée
dans le cabinet, c'est la grande surprise, Louise éclaire
son triste visage d'un bon sourire. " Docteur, je ne sais comment
vous remercier, mais depuis que je vous l'ai dit, la dernière
fois, je n'ai pas retouché à une goutte de vin ".
Incroyable,
et pourtant son généraliste y a cru, sans savoir pourquoi.
Alors qu'il était persuadé, à l'époque,
comme tout un chacun, que la parole d'un alcoolique n'était
pas une vraie parole d'homme. Promesse d'ivrogne, n'est-ce-pas?
Elle a alors raconté qu'elle avait déjà tenté
de dire cela à un autre médecin, mais qu'elle n'avait
pas pu. Et que c'était une histoire très ancienne,
remontant aux premiers temps de son mariage. Elle aurait tant voulu
avoir des enfants. Toute sa vie, elle avait du se contenter d'élever
ceux des autres, en buvant son vin blanc. En douce, avec la crainte
constante que quelqu'un ne perce son secret. Son mari s'en est sans
doute aperçu, mais ne lui en aurait jamais parlé.
Les familles ont parfois de ces secrets.
Elle
est devenue intarissable, la petite Louise, et elle tente de rattraper
le temps de ces années lourdes de silence. Rien d'autre à
faire que de l'écouter. C'est maintenant le praticien qui
apprend. Elle ne demande aucun médicament à la fin
de la consultation qu'elle fixe elle-même, en disant que d'autres
personnes attendent leur tour.
Elle
est revenue souvent, Louise. Pour ses douleurs et sa tension, avec,
toujours, le petit refrain de la reconnaissance, qui met si mal
à l'aise. Car, comment ne pas avoir l'impression de n'avoir
rien fait dans toute cette affaire ? Elle est toujours de ce monde,
bien bien vieille, dans une maison de retraite. Et toujours sobre.
Comment
expliquer ce cas, où la malade a réussi à guérir
d'une maladie que le médecin, il est parfaitement placé
pour en témoigner, ne savait absolument pas soigner? Et qui
était même certain du terrible dicton: qui a bu, boira.
Impossible d'être plus pessimiste. Il est difficile alors
de parler de suggestion du genre; "guérissez, je le veux'.
Quelque chose s'est passé malgré lui . Et pourtant,
c'est aussi évident, sa présence a servi de révélateur,
pour permettre à la malade de sortir de son secret.
Le
remède médecin, cher à Balint, qui apparaît
ici à l'état quasiment pur, a joué le rôle
principal dans cette affaire. Peut-être certains ont-ils du
mal à comprendre cette notion. Elle est en fait très
simple. Vous connaissez, par expérience vécue, l'histoire
de la dent qui vous fait souffrir depuis plusieurs jours, et qui
devient indolore dans la salle d'attente du dentiste. Le médecin,
par sa fonction, possède une espèce de capacité
innée de guérisseur. Sa présence même,
dans certains cas, est déjà un traitement.
Or,
comme toute thérapeutique, il peut avoir des effets bénéfiques,
comme avec Louise, ou toxiques. On imagine facilement , car cela
arrive, que l'intervention, parfaitement bien intentionnée
et techniquement impeccable d'un médecin puisse aboutir à
un mauvais résultat. Nos amis chirurgiens, bien que peu portés
sur les problèmes psychologiques, sont bien obligés
de constater que la qualité de leurs résultats, pour
une même opération, varient formidablement d'un sujet
à l'autre. Et cela n'a rien à voir avec la facilité
ou la difficulté de l'acte opératoire. Eux disent
volontiers que cela dépend du "moral" de leur malade. C'est
une explication qui a le mérite de laisser dans l'ombre leur
responsabilité personnelle.
Car,
ce remède médecin, quand on a constaté son
existence, demande à être travaillé, pour le
rendre le plus actif, et le moins nocif possible. Dans l'état
actuel de l'exercice médical, la seule possibilité
de formation dans ce domaine, à mes yeux capital, est offerte
par les groupes Balint, où une dizaine de médecins
travaillent à analyser, ensemble, les cas concrets sur lesquels
ils buttent. Avec l'aide, dans la plupart des cas, d'un analyste,
jouant le rôle de leader.
Cependant,
il faut rester réaliste. Malgré l'ancienneté
et la notoriété du mouvement Balint, seulement deux
à cinq pour cent des praticiens ont fait l'effort de consacrer
une à deux soirées par mois, pendant trois ans, ou
plus, pour perfectionner leur pratique. Le fait qu'une telle formation
ne soit reconnue ni par l'université, ni par les organismes
de sécurité sociales, et donc n'apporte aucune possibilité
de contrepartie financière, n'y est certainement pas étranger.
Mais, pour beaucoup, la méthode Balint est considérée
comme une façon compliquée de perdre son temps dans
des discussions sans fin sur le sexe des anges. Voir une sorte de
société secrète aux objectifs troubles. Ces
objections, malgré leur caractère un peu excessif,
ne manquent cependant pas de bon sens. Il suffit de constater combien
il est difficile de définir clairement ce qui se passe dans
un groupe de ce type, pour comprendre ce point de vue.
Autant
la qualité du travail d'échange, sur le terrain concret
des cas cliniques vécus, est capable de satisfaire les participants,
autant l'élaboration théorique, l'interprétation,
au sens psychanalytique du terme, qui se veut explicative de la
relation médecin malade, devient souvent filandreuse et rébarbative.
Les travaux écrits, même les mieux intentionnés,
par leur formulation ésotérique, se transforment en
une puissante contre publicité. Les médecins sont
des gens prudents, et savent se méfier de ce qu'ils ne peuvent
pas comprendre.
Louise
a été, elle aussi, quelqu'un d'important pour l'auteur
de ces lignes . Elle lui a prouvé, sans le moindre discours,
ce qu'il ne faisait que soupçonner de façon théorique.
Il était porteur, lui aussi, comme les autres, de cette qualité
de remède médecin. Mais aussi, qu'il n'en n'avait
pas la moindre maîtrise, et qu'elle ne se manifestait pas
du tout quand et où il le cherchait . Son désir de
soigner les autres n'en n'était pas, forcément, le
moteur le plus efficace.
Et
puis, elle a réussi l'exploit de commencer à initier
son médecin à la réalité vécue
du sujet alcoolique. Pour lui , auparavant, l'alcoolisme n'était
guère qu'un problème de robinet. L'alcool est toxique
pour le foie et le système nerveux, tout le monde le sait.
La seule solution raisonnable, pour quelqu'un qui a bien compris
cela, est d'arrèter les prises excessives d'alcool. En conséquence,
le rôle du médecin est d'essayer d'empêcher les
gens de boire, en sachant que c'est pratiquement impossible. Cette
belle certitude, Louise l'a fait voler en éclat, par sa simple
histoire. Cette intoxication se situe dans une existence d'homme,
et ne peut être comprise si on la sépare artificiellement
de ce contexte vécu.
Enfin,
elle a semé en moi une graine, qui s'est révélée
féconde par la suite, le doute. Vous savez, ce vieux doute
que conseille tant Descartes, dans son discours de la méthode.
" Je doute, donc je suis", nous prévient-il.
Et
si les malades alcooliques n'étaient pas tous condamnés
à répéter, jusqu'à ce que mort s'en
suive, leurs dramatiques ingestions? Et si, par hasard, nous pouvions
les aider dans cette recherche, comme cela a pu être fait
, sans le vouloir, dans son cas ?
2)
SAVOIR ATTENDRE:
C'est
vraiment une vieille connaissance , le ventre de Monique. Depuis,
plusieurs mois, elle revient régulièrement parler
des douleurs qu'elle ressent dans l'abdomen. Elle a, bien sûr,
bénéficié de tous les examens destinés
à découvrir une lésion organique responsable
de cet état de fait. Rien de notable, si ce n'est une douleur
diffuse provoquée par la palpation du cadre colique, et une
image de colon spasmé à la radiographie. Autrement
dit, en termes médicaux , Monique présente une colopathie
spasmodique.
Que
le lecteur non médecin ne se laisse pas prendre à
cette étiquette ronflante, car c'est un procédé
classique, en médecine comme ailleurs, pour cacher notre
ignorance. On aurait pu parler tout aussi bien de colite, ou même
de colopathie fonctionnelle. Toujours cette fichue manie de nommer
une seule chose de plusieurs manières, qui, entre autre,
complique considérablement l'utilisation de l'ordinateur
en clinique.
En
fait, bien sûr, vous avez reconnu l'une de ces mystérieuses
maladies fonctionnelles, dont nous avons parlé auparavant.
Monique,
mère de famille modèle de trois petits enfants, commerçante
consciencieuse, à l'issue d'une consultation consacrée
à ses problèmes habituels de tuyauterie, se met à
éclater en sanglot. Elle, d'habitude si maîtresse de
ses émotions, éclate littéralement: " je n'en
peux plus, c'est devenu l'enfer à la maison, mon mari boit
, mais surtout ne lui en parlez pas, il ne le supporterait pas".
Instruit
par l'expérience de Louise, et de quelques autres, je me
suis bien gardé de vouloir intervenir à tout prix.
Après tout, Germain, puisque tel est son nom, ne demande
rien. Il ne semble pas en danger vital immédiat, au nom de
quoi aller l'ennuyer ?
L'affaire
en reste donc là, à la satisfaction de chacun , car,
après cette confession, le ventre de Monique semble se calmer.
De là à établir un lien entre les deux évènements,
la vanité du thérapeute n'hésite guère.
Cette fois ci, le remède médecin a fonctionné
comme il le souhaitait .
Trois
ans après, un beau soir, appel à domicile angoissé
de Monique. Là Germain, prostré devant le coffre de
sa voiture tente d'extraire d'énormes blocs de pierre. Sans
succès, car il tient à peine debout, tellement il
est ivre. Que veut-il faire de tout cela, il est bien en peine de
l'expliquer, mais il accepte, sans difficulté, la proposition
de venir s'asseoir pour parler. Comme certainement beaucoup d'autres,
son généraliste pas particulièrement à
l'aise dans des situations de ce type, se demandant toujours quelle
peut être la réaction d'un sujet qui a perdu la maîtrise
de lui-même, devant l'intrusion d'un étranger qu'il
n'a pas sollicitée. Mais qu'existe-t-il en dehors d'une tentative
d'échange de paroles pour dédramatiser ce type de
situation.
Car
Germain ne s'est jamais fait soigner lui-même . Comment le
connaître ? Si ce n'est à travers les fréquentes
maladies des enfants. Commence alors un entretien hallucinant, au
milieu des innombrables répétitions et des multiples
et changeantes manifestations émotives, dont a pu se dégager,
à grand peine, une ligne directrice qui soit accessible à
son vis-à-vis .
La
situation concrète est la suivante, selon ses explications.
Sa femme, le voyant rentrer dans cet état univoque, lui a
mis clairement le marché en main. Ou bien, tu arrêtes
l'alcool, ou bien nous divorçons. Et cela avec une telle
fermeté qu'il ne lui est plus possible de trouver un faux
fuyant, au moyen d'une promesse de modération , dans l'avenir.
Il sait trop bien, comme elle, que, justement, son problème
est d'être incapable de limiter ses prises d'alcool. Une fois
qu'il a commencé, un verre attire immanquablement le suivant,
sans qu'il puisse rien y faire. Sinon ressentir une terrible culpabilité
devant son incapacité à boire comme tout le monde.
Cette dépendance, cette addiction, termes habituellement
utilisés en médecine pour décrire ce phénomène,
est en tout point comparable à celle engendrée par
ce qu'on appelle les drogues dures, comme l'héroïne.
Il suffit, pour s'en convaincre, d'avoir assisté, une seule
fois, aux épouvantables manifestations causées par
les hallucinations du delirium tremens. Rien à voir avec
les gentils éléphants roses, dont on plaisante volontiers.
Le sujet, en manque aigu d'alcool, est en proie à un monde
imaginaire particulièrement effrayant, et agressif pour lui.
Là où un témoin ne voit qu'objets banaux. Des
taches de lumière sur un plafond se transforment en paquets
d'araignées ou en noeuds de serpents grouillants. Les bruits
de la rue deviennent les voix menaçantes d'un groupe de comploteurs.
Et
puis, Germain n'est plus un enfant, il a trente quatre ans; et il
a déjà essayé par lui-même d'arrèter,
à de nombreuses reprises. Sans succès. Mais il a maintenant
le dos au mur, et fait appel à une aide extérieure,
en mettant sa fierté dans sa poche.
Il
y a là de quoi valoriser le thérapeute, qui a toujours
bien du mal à ne pas jouer les sauveteurs. Un peu à
l'image des héros des feuilletons télévisés
qui mettent en scène des médecins des services d'urgence.
Difficile de ne pas succomber à la fascination du personnage
de Zoro. La tentation, donc, est de profiter de cette situation,
où Germain est en état d'infériorité,
pour lui imposer une analyse raisonnable de la situation dans laquelle
il est , et le plan d'action personnel du praticien pour le sortir
de là. C'est le mode de fonctionnement médical habituel.
Le docteur, selon l'étymologie du mot , c'est celui qui sait.
Qui sait ce qui est bon pour tous et pour chacun, en toutes circonstances.
Cette idée, pour le moins simpliste, n'existe pas que dans
notre petite tête humainement vaniteuse de professionnels
, elle est fort répandue dans le public. Comment imaginer
qu'un journaliste puisse commenter un fait divers particulièrement
sordide sans faire appel aux lumières du psychiatre de service?
Ou qu'il soit possible de survivre à la canicule estivale,
sans les indispensables conseils du professeur de réanimation?
Mais
désormais, nous ne sommes plus tout à fait dans cet
état d'esprit. Depuis le cas de Louise et de quelques autres,
qui n'ont pas aussi mal tourné qu'on était en droit
légitime de le craindre, le désir de soigner des malades
alcooliques s'était peu à peu fait jour . Envie ancienne,
devant la constatation du gaspillage insensé que constitue
le traitement, à grands frais, des complications de cette
intoxication. Près de la moitié des lits d'hôpitaux,
en France, seraient occupés par des malades ayant une consommation
excessive. Ce n'est pas rien. Et le plus dramatique est que l'on
se contente classiquement de prendre en compte uniquement les complications,
sans se soucier un instant de l'intoxication elle-même. Tout
à fait comme si des pompiers, devant une maison en feu, ne
se préoccupaient que de faire disparaître l'épaisse
fumée noire qui s'en dégage et signale sa présence
des kilomètres à la ronde. Que de soins dépensés,
en pure perte, pour traiter des sujets atteints de cirrhose hépatique,
qui recommencent à boire dès leur sortie d'hôpital.
On s'est admirablement occupé de leurs cellules hépatiques
défaillantes, dans la plus pure tradition de la médecine
spécialisée. Mais personne ne s'est soucié
de savoir qui ils étaient, comment ils vivaient, et s'il
leur serait possible de se passer d'alcool, une fois de retour dans
leur milieu de vie habituel.
Une
rencontre personnelle , une de plus, et non des moindres, confirme
la pertinence d'une telle observation. Celle de Jean-Michel Haas,
spécialiste des maladies du tube digestif et médecin
hospitalier. Ce diable de petit homme cache, sous une apparence
benoîte, une volonté de fer. Il a connu l'enfer de
la déportation, et, par la suite, constate le dramatique
retour en force des affections cirrhotiques dans les années
qui suivent l'occupation. Alors que ces maladies avaient totalement
disparu à la suite de l'abstinence forcée des années
noires de l'occupation allemande du territoire français .
Il a le courage de prouver à un monde médical indifférent,
ou rigolard, qu'il est possible de soigner les malades alcooliques,
comme tous les autres. Pendant des années, son modeste service
de Saint-Cloud, a été le seul à recevoir des
intoxiqués en traitement pour tout Paris, en dehors des institutions
psychiatriques .
Inlassablement,
il cherche à convaincre de la nécessité d'une
prise en compte globale de ce problème par tous les médecins,
au lieu de continuer à le confiner uniquement au domaine
de la psychiatrie, comme on le fait classiquement. Et de joindre
le geste à la parole, prenant son bâton de pèlerin
pour aller porter son message d'un bout de la France à l'autre,
à ceux qui ,sur le terrain, sont au contact direct des malades.
Il a eu le talent d'en convaincre plus d'un, je peux l'affirmer.
Hass est allé jusqu'au bout, et tel Molière, est mort
à l'ouvrage. C'est au cours d'une réunion de médecins,
qu'il animait, qu'il s'est effondré.
Nous
tombons d'accord, avec Germain, sur la nécessité d'une
courte hospitalisation pour réaliser, dans les meilleures
conditions de confort, l'indispensable sevrage d'alcool. Ce qui
est fait dès le lendemain, sans la moindre difficulté,
comme c'est très généralement le cas. Cette
coupure avec le toxique, à l'aide d'un traitement simple,
n'a rien de dramatique, et est obtenue chez tous les malades hospitalisés.
Mais, tout, à nouveau, redevient comme avant, dès
qu'ils ont franchi la porte de l'hôpital, avec leurs problèmes
personnels dans leur valise. La récré, c'est fini,
la vraie vie des vivants reprend. Avec tous ses fardeaux.
Germain,
lui, est un consciencieux, et veut profiter de son séjour
en hôpital pour arrêter aussi de fumer. Tabac et alcool,
couple terrible, mais souvent inséparable. Chaque jour, il
devient un peu plus clair dans sa tête, et donne, comme il
est coutumier dans ces cas, l'impression de rajeunir. A la grande
joie du médecin, qui aurait alors une discrète tendance
à se prendre pour son confrère Faust. Vite réprimée,
rassurez-vous.
Et
puis notre instituteur, puisque tel est son métier, est allé
faire un long séjour en maison de repos, à la montagne.
Il en est revenu en pleine forme et a repris son travail. Un an
après , naissait un joli petit enfant brun , dont le médecin
de famille soigne toujours les petits bobos, avec attendrissement,
depuis plus de dix ans.
La
question qui se pose est celle-ci: qui a soigné l'autre.
Le médecin , porteur officiel du fameux remède médecin,
a beaucoup appris de Germain. Son seul mérite est d'avoir
su attendre, et de l'écouter. C'est le patient qui lui a
fait comprendre, de l'intérieur, ce que peut être la
souffrance de celui qui est piégé par son produit.
Et pas les savantes descriptions livresques. C'est lui qui lui a
enseigné la vanité de vouloir trouver un pourquoi
à son comportement. Pourquoi polariser son attention sur
des explications hypothétiques invérifiables? Que
son narcissisme soit défaillant, qu'il souffre d'une homosexualité
latente, d'une carence affective de la petite enfance ne sont guère
des éléments plus utilisables, en pratique, que d'évoquer
sa faiblesse de caractère, sa femme autoritaire ou ses soucis
d'argent. Nous, médecins, sommes souvent convaincus, pourtant,
de la nécessité d'une telle démarche. De la
même manière qu'il faut retrouver le vilain microbe
d'une infection urinaire. L'ayant reconnu, nous l'éliminons
par le remède approprié. C'est logique, non? Mais
toujours efficace? Nous aurons l'occasion d'en reparler.
3°)
PAN SUR LE BEC !
Une
longue dame mince, au profil aussi acéré que la voix.
Ainsi se présente Solange, avec l'assurance des gens qui
n'ont pas connu, depuis bien longtemps, de problèmes de fin
de mois. Très bon chic bon genre, tailleur strict, maquillage
discret. Elle entre dans le bureau du médecin avec une pile
impressionnante de radios. C'est une nouvelle patiente , mais le
praticien soigne habituellement la famille de son fils.
Et
la voici détaillant les symptômes intimes qu'elle ressent
depuis des années, malgré les tentatives multiples
de traitement qu'elle a déjà tentées. Situation
stimulante, de prime abord, pour le médecin : il lui faut
absolument être meilleur que les autres qui ont échoué
.
Elle
aussi, décidément, c'est une mode fort répandue,
se plaint de ses intestins. Avec explique-t-elle, gravement, des
gaz, fort gênants en société. Et surtout des
alternances incessantes de diarrhée et de constipation qui
la gênent beaucoup.
Nous
voici, à nouveau, en pleine maladie fonctionnelle, comme
dans le cas de Monique., que nous connaissons. Les médecins,
qui voient chaque jour de nombreux cas comparables de colopathie
fonctionnelle, constatent que les troubles ressentis par les malades
disparaissent assez facilement avec un traitement simple. Mais,
qu'au bout de quelques semaines, l'effet des médicaments
semble s'épuiser. Il faut donc modifier la thérapeutique
en permanence. Jeu exténuant, et démoralisant, quand
on s'entend dire un mois après, souvent avec un certain sourire
: " Vous savez, Docteur, vos médicaments, ils ne me font
plus rien ".
Il
est impossible d'échapper à cette situation répétitive,
mais sans perdre courage. Car l'espoir demeure de comprendre enfin,
la fonction de cette pathologie dans la vie de Solange. Essayons
de l'écouter le mieux possible comme nous l'avons déjà
appris . Mais, ce n'est pas une tâche facile. Car autant elle
est prolixe quand elle décrit ses spasmes internes, et l'état
variable de ses petits et gros cacas, autant elle a peu de choses
à dire sur elle-même. Comment, en bon balintien, aller
plus loin dans l'entretien ? Essayons de couper en deux le temps
de la consultation . La première partie est consacrée
à son colon, dont elle parle d'abondance, que le généraliste
palpe régulièrement, non pas pour confirmer le diagnostic
médical, mais pour lui montrer, par le toucher, qu'il s'intéresse
à son histoire. Dans la seconde partie, le médecin
essaie de la faire parler de sa vie. Il y a de la matière,
quand on a soixante douze ans.
Peu
à peu, au fil des consultations, nos relations s'assouplissent.
Il lui est prescrit, sans trop de difficulté , un traitement
différent à chaque fois. En échange, elle livre
quelques brides de sa biographie. Mais tout cela n'avance guère
. Le doute s'insinue , pourra-t-elle vraiment guérir un jour
?
Et
puis, un jour, coup de théâtre en fin de consultation.
Solange semble soudain très émue, ce qui n'est pas
dans ses habitudes et confie l'histoire suivante. Son mari, bon
bourgeois , au demeurant fort respectable, la trompait régulièrement,
quand il était encore de ce monde. Elle s'en accommodait
assez bien. Mais, un jour elle dit avoir appris que ce brave époux
entretenait des relations sexuelles régulières avec
leur propre fille. L'inceste, quelle horreur, ne manquerez-vous
pas de réagir. Encore, dans de lointaines provinces empaysannées
jusqu'au cou, ou dans les sordides bidonvilles suburbains; cela
peut se comprendre. Mais chez des gens comme nous, non. Les confrères
généralistes savent bien, eux, que ce n'est pas si
exceptionnel que cela. Mais, le plus grand silence règne
encore autour de toutes ces choses troubles , malgré certaines
tentatives journalistiques récentes . Solange, elle-même,
n'a pas failli à cette règle sociale impérative.
Elle n'en a jamais parlé à âme qui vive, pendant
des années entières, jusqu'à ce jour ; affirme-t-elle
.
Une
fois de plus le remède médecin est en train d'agir.
L' attitude d'écoute patiente a, enfin, permis à la
malade d'exprimer ce secret terrible qui l'étouffe. Qui lui
fait mal au ventre, au propre, comme au figuré. De là
à penser que c'est l'origine de sa colopathie fonctionnelle,
il n'y a qu'un pas, qu'il est tentant de sauter, à pieds
joints. Pour une fois qu'on peut remonter aussi loin, dans ce qui
peut être compris comme la genèse d'un trouble fonctionnel
chronique, la guérison doit être automatique. En bon
médecin, baignant implicitement dans une société
imprégnée de notions freudiennes, plus ou moins mal
digérées, on est persuadé que la simple prise
de conscience de la relation entre la colopathie actuelle et le
secret familial enfoui va avoir un effet thérapeutique non
négligeable . Tout comme un symptôme phobique serait
susceptible de guérir avec la révélation des
problèmes de la petite enfance. Du moins, si l'on en croit
certains écrits.
Le
médecin imaginait donc, non sans une légitime fierté,
Solange, revenant le voir, très souriante, pour lui annoncer
que tout allait bien désormais. Le triomphe, modeste, naturellement,
du remède médecin. La réalité, hélas,
est beaucoup plus cruelle. Solange revient bien en consultation
. Mais pour parler à nouveau de ses histoires de pot de chambre,
comme si de rien n'était. Et de rabrouer assez vertement
son médecin , quand il veut aller au delà.
Comme
ses prédécesseurs, le praticien qui croyait avoir
si bien travaillé a disparu de sa vie. Sans doute au profit
d'un confrère capable de se maintenir plus strictement dans
une saine orthodoxie médicale. Et, peut-être, d'avoir
, lui , la grande sagesse de renoncer à la guérir.
Ces
trois dernières observations de malades mettent en relief
l'importance capitale de la relation entre le médecin et
son malade, au delà de l'aspect strictement technique, ou
même commercial, n'en déplaise à certains, de
l'acte médical. La personnalité de l'un comme de l'autre
devient une donnée dont on ne peut plus ignorer l'importance
en pratique quotidienne. Mais, contrairement à l'idée
dominante des milieux médicaux traditionnels, cette relation
ne s'improvise pas. La "psychologie" n'est pas quelque chose d'inné
chez le médecin. Le simple "bon sens", si souvent invoqué
par les confrères, n'est pas l'apanage des thérapeutes.
Il y a bien longtemps que le patient a déjà entendu
toutes ces remarques de son entourage. Puisqu'il ne s'agit que des
idées toutes faites de l'époque. Hier, c'était
le changement d'air pour remonter l'état général
du petit. Comme si les miasmes d'une atmosphère jugée
insalubre pouvaient corrompre le fonctionnement harmonieux d'un
organisme en développement. Aujourd'hui, c'est le "secouez-vous,
sortez, faites du sport" copieusement distribué aux malades
dépressifs. Ce qu'il s'épuisent déjà
à faire, alors que leur maladie, justement, les prive dramatiquement
de toute envie de faire quoi que ce soit. Le: " lève toi
et marche " n'est pas à la portée du premier venu
!
Le
très grand mérite de Balint est d'avoir compris que
l'apprentissage de cet aspect de la pratique médicale n'est
pas d'ordre intellectuel. C'est une véritable formation personnelle,
qui ne peut se réaliser qu'à partir des cas concrets
rencontrés par le médecin lui-même. C'est pourquoi,
le problème de la formation psychologique des étudiants
médecins reste entier. Ou bien, comme c'est parfois le cas,
et pour se donner bonne conscience, on les abreuve de connaissances
théoriques. Avec d'un côté, des pauvres rats
que l'on poursuit dans des labyrinthes avec de cruelles décharges
électriques, et de l'autre, un fatras théorique verbeux,
inutilisable en pratique. Ou bien, plus courageusement, on tente
de les faire réfléchir sur la relation entre le médecin
et son malade. Mais, c'est encore bien lointain, et puis, une cervelle
de carabin a déjà tellement d'informations "scientifiques"
à engranger, qu'elle n'a plus guère de disponibilité
pour des sujets qui ne peuvent faire l'objet d'examens.
Cependant,
trente ans de réflexion des groupes Balint, à travers
le monde entier, n'ont pas fait avancer d'un pouce la compréhension
que l'on peut avoir de la maladie. Celle-ci serait, en dernière
analyse, la lointaine conséquence d'un "défaut fondamental"
mystérieux de la personnalité. Situé, bien
entendu, dans l'inconscient du sujet. Balint n'a pas été
psychanalyste pour rien. Nous reviendrons en fin d'ouvrage (
chapitre 9) sur cette très difficile question.
Est-ce
exact? Le médecin généraliste n'a aucun moyen
d'en juger. Et puis l'inconscient, ce n'est pas tout à fait
son truc. Les interprétations des faits observés en
pratique, au moyen d'une grille de lecture psychanalytique, peuvent
constituer un divertissement intellectuel savoureux pour éternels
balintiens, mais ne restent que des points de repaire volontiers
évanescents, et considérés comme inutilisables
en pratique par l'immense majorité des confrères.
Enfin,
une critique beaucoup plus fondamentale doit être apportée
à cette conception balintienne de la maladie. L'attention,
comme toujours en médecine, est entièrement polarisée
sur le sujet malade. On ne parle jamais que de lui dans les traités
médicaux. Balint, observateur de génie, se rend compte
que le médecin intervient personnellement dans le déroulement
de la maladie. Il déplace alors habilement le projecteur
sur le couple que forme le thérapeute et son patient, ce
qui enrichit considérablement la scène. Mais, l'inconvénient
majeur, ou son avantage, ce qui revient au même, du faisceau
de lumière, au théâtre, c'est de laisser dans
l'ombre les autres personnages de la pièce. La cause de la
maladie est alors à chercher, comme classiquement, à
l'intérieur même du sujet . Dans son corps, comme dans
sa tête, en poussant, si possible jusqu'à la recherche
du "défaut fondamental".
Or,
cette quête, en pratique, est des plus aléatoires,
nous venons de le voir. Et puis, surtout, elle est gravement parasitée
par l'enchevêtrement de toutes les relations inter humaines.
Impossible de s'occuper de la colite de Monique, sans prendre en
compte l'alcoolisme de Germain. L'un dépend-t-il de l'autre
? C'est possible. Isoler l'un des symptômes d'un malade, sans
tenir compte des autres, est une démarche très critiquable,
sur le plan du raisonnement médical. Pourquoi perd-t-on brutalement
cette rigueur en oubliant totalement qu'un malade ne vit jamais
seul?
Ce
qui est certain, bien que rarement relevé, c'est que, par
fonction, le médecin généraliste est amené,
sans pouvoir s'y soustraire, à soigner non pas un mais des
individus, qui ont entre eux des relations quotidiennes de vie.
C'est aussi cela le médecin de famille, appellation un peu
démodée, qui pourrait bien reprendre du service. C'est
quelqu'un qui ne peut pas rester enfermé dans la traditionnelle
relation duelle avec son malade, car la famille est là, et
bien là.
Point
de vue évident, dont, cependant, les conséquences
peuvent avoir de quoi surprendre si on veut bien creuser un peu
plus la question.
Références
:
Michael
BALINT Le médecin , le malade, et la maladie (Payot)
Michael
et Enid BALINT Techniques psycho-thérapeutiques en médecine
(Payot)
Michael
BALINT Le défaut fondamental ( Payot )
Franck
FAURE La doctrine de Michael Balint ( Payot )
Raymond-Michel
HAAS Médecin du bateau ivre ( Grasset )
M.
BALINT, R. GOSING, E. BALINT et P. HILDEBRAND Le médecin
en formation ( Payot )
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