CHAPITRE
7 :
ESSAI
DE MODÈLE THÉORIQUE D'UNE PRATIQUE GÉNÉRALISTE
Les
exemples cliniques qui ont illustré les 6 chapitres précédents
risquent de donner une illusion trompeuse . En effet, il a été
nécessaire , pour la clarté de la démonstration
de s'appuyer sur des observations précises effectuées
au cours de l'exercice quotidien d'un Médecin Généraliste
. Le cas de chaque malade a été choisi pour éclairer
au mieux un aspect particulier du travail du praticien ; et de ce
qu'il est convenu d'appeler la maladie . L'inconvénient d'un
tel souci didactique est le risque de laisser croire que la réalité
du monde de la personne malade, telle qu'elle est vécue par
un Médecin Généraliste comme l'auteur , peut
se laisser appréhender de façon aussi morcelée
et , pour tout dire, un peu simpliste.
Malgré
la difficulté extrême de l'exercice, il faut dans ce
chapitre tenter de dégager un modèle théorique
issu de nos observations.
La
réalité du monde où vit , agit et se situe
tout Généraliste est infiniment plus complexe que
ce qui a été esquissé plus haut . En effet
, nous l'avons bien vu, la mission du praticien n'est pas limitée
obligatoirement à une seule personne : LE malade. Pour le
public, il demeure aussi, toujours, malgré certaines modifications
contemporaines des modes de vie, le médecin du quartier,
du village et surtout de LA FAMILLE.
Enfin,
et ce point capital a déjà été souligné
à plusieurs reprises , la pratique généraliste
a une caractéristique propre par rapport aux autres activités
médicales : elle n'est pas soumise à une quelconque
limitation dans le temps . C'est une différence fondamentale
par rapport à la médecine de spécialité
dont l'exercice s' inscrit dans une durée bien définie
à l'avance . C'est celle du temps de l'établissement
d'un diagnostic de maladie, temps d'une intervention chirurgicale
ou d'une hospitalisation, temps du traitement spécifique
d'une affection limitée à un organe, ou à un
groupe d'organe .
Pour
pouvoir vivre sa fonction dans la société tout au
long d'une carrière professionnelle , tout généraliste
est condamné à développer une vision globale
de sa pratique , qui puisse tenir compte au mieux de la complexité
des réalités dans lesquelles il vit avec ses patients.
Le plus souvent , cette élaboration du monde du praticien
, qui s'établit peu à peu , reste du domaine intime
et informulé de l'expérience personnelle . C'est tout
à fait regrettable , en particulier en ces temps où
l'on ne peut exister socialement que si l'on est capable de faire
savoir qui l'on est et ce que l'on sait faire . Il peut y avoir
à cela deux raisons . D'une part, nous médecins généralistes
nous sommes tous des autodidactes exerçant un métier
dont on ne nous a appris dans nos études qu'un aspect théorique
et pratique hospitalier , certes nécessaire, mais non suffisant.
D'autre part, notre travail est avant tout une activité de
relations humaines avec les personnes qui font appel à nous
. L'omnipraticien peut être comparé à un acteur
solitaire , plus ou moins bon , condamné à jouer toute
sa vie une pièce ininterrompue qui n'a jamais été
écrite par aucun auteur . A cette différence fondamentale
près que la fin du scénario lui est toujours connue
: la mort des différents protagonistes . C'est à dire
que nous sommes immergés dans un monde où nous devons
improviser en permanence notre rôle , car l'étude des
sciences de l'homme n'est pas , jusqu'à présent, un
souci majeur de ceux qui ont à former les médecins
généralistes . Et, à vrai dire, existe-t-il
actuellement une seule science humaine qui soit capable de répondre
à une telle exigence ? N'est-ce pas exactement l'inverse
: la médecine générale, à partir de
son "matériel vécu" , ne doit-elle pas être
considérée à l'avenir comme étant, par
elle-même une véritable science de l'homme ?
1°)
RAMON OU LA COMPLEXITÉ :
Ramon
a trente ans . Il se bat avec des difficultés de vie et de
santé considérables. Pourtant, les fées semblent
s'être penchées sur son berceau : il est né
d'un couple exceptionnel . Son père a été un
héros militaire de la deuxième guerre mondiale , avant
de devenir un fonctionnaire international brillant , puis un universitaire
érudit . Sa mère était également une
femme d'exception , malgré une santé précaire
qui a entraîné son décès précoce
. Ramon a sillonné toutes les capitales du monde , et dès
l'âge de 12 ans , il a donné des concerts de piano
. La musique était sa vie . Pourtant, suivant l'exemple paternel,
il n'a pas voulu négliger sa formation intellectuelle , et
il est devenu parfaitement bilingue . Il est même allé
plus loin et a mené à bout des études supérieures
de philosophie .
Ramon,
pourtant, malgré tous ses succès artistiques et intellectuels
depuis l'enfance, a une vie bien difficile. Il se bat , en effet,
depuis la mort de sa mère, quand il avait 20 ans, avec un
problème qui a été diagnostiqué comme
" alcoolisme". C'est à dire que quand il commence à
consommer de l'alcool , il ne peut plus s'arrêter de boire
avant d'être totalement ivre . On dit qu'il est dépendant
de la substance alcool , ou qu'il a développé une
addiction à ce produit . Plusieurs traitements médicaux
ont déjà été tentés dans son
pays d'origine , avec des effets peu durables. Il semble bien qu'il
ne soit pas suffisant de "l'empêcher de boire" pour lui permettre
de vivre normalement.
Tout
semblait cependant aller bien depuis plusieurs années , il
avait construit une maison , s'était marié, et avait
un petit garçon qu'il adorait. Il parvenait à vivre
de sa musique , et à en faire vivre sa famille,avec une petite
formation dont il assurait la direction . Et puis , soudain , tout
a basculé à nouveau dans une alcoolisation massive
, qui lui a valu quelques déboires , si l'on peut dire, avec
les instances policières et judiciaires . Une suspension
de permis de conduire est décidée, accompagnée
d'une période de mise à l'épreuve .
C'est
à cette période de leur vie , sur le conseil d'un
confrère, que Ramon et sa femme viennent en consultation
. La crise actuelle est hâtivement mise sur le compte de la
révélation récente d'une infidélité
conjugale par les deux protagonistes . Mais, cette aventure est
maintenant terminée , disent-ils et la vie commune peut reprendre
. Ramon cesse rapidement toute prise d'alcool. Mais, dans le même
temps , il augmente considérablement sa consommation de médicaments
à effet psychotrope, qu'il mélange avec des produits
illégaux , assez répandus chez les artistes . Le couple
vient en consultation un certain temps , puis elle disparaît
, alors que lui continue de rencontrer fort régulièrement
le médecin. Il parle beaucoup , de sa vie, de son enfance,
de sa musique , de ses projets . Tout semble rentrer dans l'ordre
des choses , avec de nouveaux projets professionnels de concerts
et d'enseignement . Mais, il faut bien gagner sa vie , et Ramon,
un peu poussé par sa femme, accepte de jouer dans un bar
. Endroit réputé sélect , mais où il
a très vite la conviction qu'il fait partie du décor,
et que personne n'écoute ce qu'il veut exprimer . Autrement
dit , il a l'impression très nette de prostituer son talent
pour une poignée de billets . Comment vivre l'invivable ?
En s'alcoolisant , bien sûr. Et de plus en plus fort, jusqu'à
être licencié de son emploi , et à être
mis à la porte de la maison familiale par sa conjointe ,
lassée de son incapacité de vivre sans recourir à
la bouteille.
Pendant
une terrible période de trois mois, Ramon, vivant comme un
clochard , réalise une rupture dramatique avec les médicaments
qu'il consommait avec assiduité depuis des années.
Les troubles physiques et psychologiques entraînés
par ce sevrage sont considérables , réalisant un véritable
"état de manque" , mais qui se prolonge des semaines et des
semaines . La situation , qui ne peut être contrôlée
avec de nouveaux médicaments, devient intolérable
, mais Ramon tient bon . Il ne touche plus aux petites pilules .
Mais il s'alcoolise de plus en plus ...
Avant
de répondre à cette dernière interrogation
, une mise en forme théorique des différentes observations
cliniques rassemblées plus haut doit être tentée
.
2°) ESSAI D' APPROCHE THEORIQUE
GLOBALE DE L'HOMME MALADE :
1°)
ÉTUDE MORPHOLOGIQUE GÉNÉRALE DU SYSTEME DE
LA MALADIE :
L'image
de l'iceberg est une métaphore déjà largement
utilisée . Elle va nous servir pour décrire grossièrement
ce que peut être une conception globale de la maladie vue
par un médecin généraliste (
figure 1).
Figure 1
Le
niveau 1:
Tout
observateur, même le moins averti, repère, sans la
moindre difficulté, la partie émergée de l'iceberg.
C'est le niveau 1, que l'on peut appeler le champ somatique. C'est
à dire celui de l'expression de l'existence d'une pathologie
dans le corps d'un homme . Ainsi en est-il, par exemple, de la fièvre
, ou d'une atrophie des muscles . La maladie détermine, au
niveau du corps, des organes, des tissus, des cellules, des molécules
des lésions qui se traduisent par des modifications de fonctionnement
soit pour un sujet donné par rapport à un état
antérieur réputé sain ( une grippe) , soit
par rapport à l'ensemble des membres d'un groupe humain (
la trisomie 21). A ce champ somatique doivent être rattachés
les comportements jugés pathologiques par la culture dans
laquelle on vit . C'est le vaste domaine de ce qui est reconnu par
la folie , ou la maladie mentale . C'est aussi celui des comportements
individuels dangereux pour l'intégrité de celui qui
s'y livre . Ce fut le cas de l'onanisme au siècle dernier
, réputé avoir un effet très défavorable
sur l'audition. L'intolérance sociale croissante dont pâtissent
actuellement les fumeurs en particulier aux Etats-Unis , n'en est
probablement pas très éloignée ... Il est remarquable
que ce modèle essentiellement bio-médical est actuellement
reconnu par la majorité des médecins contemporains
. On ne considère que ce champ d'observation. D'autres facteurs
interviennent dans la genèse de la maladie, on est bien obligé
de le reconnaître. Mais la foi demeure vive, y compris dans
le domaine du fonctionnement du psychisme humain, de tout expliquer
un jour par la mise en évidence de lésions de plus
en plus fines dans les neuro-médiateurs ou les gènes
cellulaires ..
Le
niveau 2:
Les
explications fournies par les recherches effectuées dans
le strict champ somatique sont loin de convaincre l'ensemble des
cliniciens de leur pertinence. Mais la difficulté pratique,
pour reprendre la comparaison avec l' iceberg est que nous passons
au dessous du niveau de la mer ( interface
A).
Les méthodes d'observation deviennent alors beaucoup plus
délicates . Il faut disposer d'un instrument d'observation
adapté au milieu liquide . On a alors besoins de lunettes
ou de cameras sous-marines . Ce champ 2 est dit psychologique .
Bien qu'il ne soit pas aussi directement et facilement l'objet de
recherches scientifiques que le niveau somatique , son importance
pratique dans le déclenchement et l'évolution de la
maladie est largement reconnue dans la pratique médicale
. La compréhension de ce type de facteur dans la pathologie
est fondée principalement sur les conceptions que l'on se
fait , à une époque historique donnée , des
relations entre le physique et le moral , le somatique et le psychique,
l'intérieur et l'extérieur, le corps et l'âme
. L'interface A pose le problème de la liaison entre ces
deux champs bien différents , mais qui concernent toujours
une même personne bien définie. La médecine
dite psychosomatique tente, encore bien imparfaitement, de répondre
à cette énigme .
Pour
observer le niveau 3 de
l'iceberg , celui du champ socio-familial de la maladie , il est
nécessaire de perfectionner encore nos moyens d'investigation
. En effet , non seulement il faut des yeux , et que ceux-ci soient
munis de lunettes de plongée , mais il est en plus nécessaire
de se doter d'une source de lumière , car la clarté
du jour ne parvient plus à traverser le milieu marin où
flotte notre morceau de banquise . Un éclairage de ce type
doit mettre en évidence les liens qui unissent la maladie
à son environnement humain. Cet entourage relationnel , avec
la multiplicité des interactions pathogènes et thérapeutiques
qu'il présente, peut être pris en compte par l'analyse
systémique et la thérapie familiale issue des théories
de la communication , tels qu'ils ont été définis
plus haut . Il s'agit d'une source encore pratiquement inemployée
en médecine générale capable de mettre en lumière
ce qui se passe au sein d'un groupe humain , et qui influe toujours
sur l'évolution d'une maladie. Cependant , il ne s'agit que
d'une possibilité technique d'analyse de situation . Des
foyers d'énergie lumineuse d'autre nature , d'autres abords
peuvent probablement aussi permettre au généraliste
de comprendre, c'est à dire de prendre avec lui, pour en
faire le meilleur usage possible , ces interactions de la maladie
avec les autres .
L'interface
B ,
qui marque la frontière entre le niveau psychologique et
le niveau socio-familial , pose quelques problèmes conceptuels
liés à nos apprentissages occidentaux modernes . Il
est en effet inhabituel, dans nos modes de pensée favorisant
tout ce qui touche à l'individu par rapport à ce qui
est collectif , de passer aussi facilement d'un niveau à
l'autre . L'acquisition d'un regard systémicien est cependant
de nature à dépasser cette contradiction apparente
entre la personne et le groupe .
Le
modèle imagé de la maladie ainsi représenté
avec ses trois niveaux complémentaires , suppose une triple
analyse et une triple intervention du médecin généraliste
s'il veut tenir compte de la complexité de ce qu'on appelle
la maladie . Il n'a affaire ni uniquement à une défaillance
accidentelle mécanique d'un organe ou d'un organisme , ni
uniquement à des troubles internes au fonctionnement psychique
du sujet qui entraîneraient secondairement à eux seuls
des symptômes de maladie , ni exclusivement à un fonctionnement
réputé pathologique, et donc pathogène, d'un
entourage familial ou social proche. Toutes ces réalités
existent en même temps et agissent de concert dans la maladie
.
2°)
COMPLEXITÉ DU FONCTIONNEMENT DU SYSTEME DE LA MALADIE
La
figure 2 montre qu'entre le champ somatique ( niveau 1) , le champ
" psychologique" ( niveau 2) , et le champ socio-familial ( niveau
3 ) existe tout un jeu d'interactions . Le niveau 1 détermine
le niveau 2 , mais, en juste retour, il est aussi déterminé
par lui . Il en est de même pour le niveau 3 , qui interagit
à la fois avec le niveau 1 et avec le niveau 2 .
Figure 2
La
gymnastique quotidienne du généraliste est d'utiliser
en permanence un modèle global de la maladie aussi complexe
dans son fonctionnement . La prouesse jamais dite du généraliste
est de parvenir à fonctionner dans ce système , alors
que sa formation professionnelle initiale a été la
suivante . Apprentissage de ce qui est observable au niveau 1 (
somatique) : 95 % des études , pour ce qui est du niveau
"psychologique" , 5 % . Quant au niveau 3 , il n'en a pratiquement
jamais entendu parler en faculté ou à l'hôpital
!
3°)
LES TROIS NIVEAUX D'OBSERVATION DU GÉNÉRALISTE :
Les
constatations précédentes suggèrent un autre
modèle théorique qui est celui de la façon
dont le médecin généraliste peut considérer
l'ensemble des symptômes de maladie dans un groupe humain
dont il a à s'occuper , comme une famille ( figure 3) .
Figure 3
Par
convention , A, B, C et D sont considérés comme les
membres de la famille. Chacun d'eux, à un moment donné,
jouit d'un état de santé bien défini que repère
l'examen du médecin n° 1 ( figure 4) .
Figure 4
Pour
lui, la santé de chaque personne semble constituer un problème
particulier , sans relation directe avec les symptômes éventuels
présentés par les autres membres de la famille . Le
travail du praticien est alors de soigner les troubles au fur et
à mesure qu'ils apparaissent . C'est ce type de médecine
qui est celui pratiqué dans les hôpitaux , et par les
spécialistes d'organe ou de fonction . C'est celui qui est
le plus spectaculaire , et, de loin, le mieux connu du public :
celui de l'ingénieur médecin , celui de la " technoscience
" d'Odile Marcel.
Le
médecin n° 2 est déjà obligé de
prendre en compte une réalité plus complexe . Certes
pour lui A , B , C , D constituent des individualités bien
définies dont il doit s'occuper , mais il est obligé
de se rendre à l'évidence suivante . Il y a des interactions
qui s'établissent entre toutes ces personnes distinctes .
Elles constituent un groupe doté d'un fonctionnement propre
. Ce qui se passe pour A n'est pas sans répercussion sur
ce qui arrive à B , et réciproquement , etc...
Ce
niveau d'observation et d'intervention est par définition
celui du médecin généraliste , du médecin
de famille . Depuis toujours les praticiens se sont rendu compte
que l'état de santé d'une personne donnée était
fortement influencée, parfois même occasionnée,
par son entourage familial et social proche . Cependant, ce type
d'observation n'a jamais été l'objet d'une préoccupation
scientifique de la part du corps médical , qui a préféré
poursuivre ses recherches sur la maladie en isolant le patient de
son milieu , puis en en découpant de plus en plus finement
le fonctionnement afin d'en comprendre les mécanismes internes
. Alors que se passe-t-il en pratique quotidienne ? Comment le généraliste
se débrouille-t-il au milieu de l'enchevêtrement complexe
des interactions familiales ? En l'absence de toute formation initiale
au cours de l'apprentissage du métier de généraliste
, chacun est obligé d'improviser sa conduite , en fonction
de ce qu'il peut tirer de sa propre expérience clinique .
Et avec tous les risques d'erreur que cela peut comporter , tant
pour les patients que pour les praticiens . Il s'agit d'un cheminement
initiatique long et difficile . Les professionnels estiment ainsi
que pour former un médecin généraliste compétent,
il faut compter une dizaine d'années de pratique médicale
après l'installation , c'est à dire d'auto-formation
. Le maintien d'une situation de ce type est difficilement acceptable
pour les médecins comme pour les malades , et il est urgent
d'y porter remède . Une modalité possible de prise
en compte des mécanismes collectifs est celle fournie par
les théories de la communication développées
par l'Ecole de Palo Alto , déjà évoquées
précédemment . L'adaptation d'une telle vision du
fonctionnement des groupes à la pratique généraliste
constituerait donc déjà un progrès majeur.
Il faut donc adapter les outils systémiques à la pratique
généraliste , et commencer à y initier les
futurs médecins , surtout généralistes, dès
le début de leur cursus universitaire .
Le
niveau d'observation du médecin n°3 est beaucoup plus
ambitieux . Il suppose , ce qui n'est déjà pas si
simple, qu'il soit capable de prendre en compte dans sa pratique
avec une certaine maîtrise ce qui se passe au niveau de chaque
personne ( donc des symptômes qu'elle présente) , et
également du jeux des influences qui peuvent s'exercer entre
différents autres sujets de son entourage proche . Mais il
lui faut aller encore plus loin dans l'analyse du fonctionnement
humain . Qu'est-ce qui actionne les hommes , qui les fait agir comme
ils agissent entre eux, c'est à dire qui détermine
leurs comportements , qui conduisent soit à la maladie, soit
à la santé ? Une telle question fondamentale n'est
jamais posée par la science médicale . Pourquoi ?
Les
hommes médecins au cours de l'histoire ont proposé
des réponses , bien avant l'époque du triomphe d'une
conception bio-médicale de la maladie . N'oublions pas nos
origines , plongeant directement leurs racines dans le religieux
. Le dieu grec Asclepios ( Esculape) était servi par un clergé
organisant des séances de traitement collectif des malades
, dans des lieux spécifiques comme Epidaure . Plus près
de nous, au cours du Moyen - Age , le soin des malades était
assuré essentiellement par les ordres monacaux . C'est ainsi
, de ce souci thérapeutique que sont nés des médicaments
comme les cordiaux, apéritifs , élixirs , digestifs
et bières réalisés par les moines à
partir des plantes et végétaux qu'ils connaissaient
, afin de soulager la pauvre chrétienté souffrante
. Jusqu'au 17ème siècle , dans nos pays, les médecins
ont été soumis, tout comme les clercs, à l'obligation
de célibat . Actuellement encore , certains de nos modernes
hôpitaux ont encore conservé la dénomination
d'Hôtel-Dieu . La maladie, comme la santé , au même
titre que la vie, la mort, et tous les évènements
de l'existence est considérée comme l'expression directe
de la volonté du Dieu tout puissant . Ce qui se passe entre
les hommes , que ce soit bon ou mauvais , est actionné par
une puissance supérieure . Les humains ne peuvent rien faire
d'autre que d'accepter sa volonté , qui est expliquée
par la nécessaire expiation des fautes collectives commises
par l'humanité .
Cependant
la religion juive , puis, à sa suite la religion chrétienne
, insiste sur le fait que Dieu aime les hommes , ses créatures.
Aimer les hommes est donc, en même temps , aimer Dieu . S'occuper
d'eux quand ils sont faibles, pauvres ou malades est donc une obligation
majeure pour celui qui prétend faire de l'amour de Dieu la
ligne directrice de sa vie terrestre. Cette tradition chrétienne
est restée longtemps imprimée dans la manière
de penser , et pour quelques-uns d'agir, dans nos sociétés
. Le recul d'une conception religieuse de la vie , en particulier
à partir du Siècle des Lumières , n'a pas entraîné
un bouleversement considérable d'une telle attitude caritative.
La Déclaration Universelle des Droits de l'Homme , et à
sa suite les modes de pensée républicains et laïques
prolongés jusqu'à maintenant , sont restés
fortement imprégnés par l'obligation morale , au nom
de la liberté , de l'égalité et de la fraternité
, de porter aide et assistance aux personnes en difficulté
. Le médecin , qu'il soit croyant ou non, est donc encore
très fortement soumis à cette pression caritative
. Même quand elle prend le nom édulcoré de :
solidarité . Cela se traduit en particulier dans ses rapports
difficiles et conflictuels avec l'argent !
C'est
à ce troisième niveau d'observation de la pratique
généraliste qu'une explication globale de la façon
dont les hommes fonctionnent les uns avec les autres se révèle
indispensable . Une telle conception doit être capable d'intégrer
, sans les nier, les visions religieuses et laïques caritatives
qui continuent de fonctionner de façon plus ou moins occulte
au côté d'une modernité affichant sans vergogne
sa foi en un homme "définitivement" défini par les
travaux de Freud , de Marx et de leurs successeurs. Une semblable
vision théorique globale , tentant de tirer le plus grand
bénéfice des efforts effectués par tous les
hommes depuis leurs origines pour régler leurs problèmes
humains, est d'une ambition considérable . C'est évident
. Il ne s'agit cependant pas de se livrer à une spéculation
purement intellectuelle en se livrant à des recherches de
ce type , mais bien de répondre à une nécessité
pratique impérative . Car , Einstein nous l'a magistralement
appris, ce que nous pouvons observer dépend directement de
la théorie que nous avons dans la tête . C'est à
dire que le territoire défini théoriquement est aussi
important, sinon plus que la justesse de la théorie en question
.
Le
modèle girardien d'explication des relations des hommes entre
eux , grâce au mécanisme de la rivalité mimétique
, répond exactement à un tel besoin.
Si
le médecin veut bien s'initier à un tel mode de pensée
, il devient alors capable de comprendre un certain nombre de choses
, qui lui étaient restées opaques .
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