CHAPITRE 8:
THEORIES SYSTEMIQUES FAMILIALES
On
a insisté ici sur l'intérêt pratique de la prise
en compte du système des interactions familiale par le Médecin
Généraliste ? Cette question a été ldébattue
dans une communication personnelle à l'Amphi du MEDEC à
Paris 3 avril 91, dont les grandes lignes sont reprises ici. Les
conceptions dégagées au cours de la relation d'une
démarche strictement personnelle peuvent-elles intéresser
un certain nombre de confrères exerçant la même
discipline ? Voici ce que ce chapitre cherche à explorer.
Jusqu'à
présent , les Médecins Généralistes
, malgré leur mission classique de médecins de famille
ne se sont pas intéressés à l'abord systémique
familial des problèmes de santé . Les spécialistes
de la Thérapie Familiale Systémique , de leur côté,
n'ont pratiquement pas engagé de travaux de recherche sur
les applications possibles de leur discipline à la pratique
médicale généraliste . Thérapie Familiale
et Médecine de Famille n'ont donc jamais eu l'occasion de
collaborer , malgré leur terrain d'action commun affiché
: la famille .
Cependant
, les échecs fréquents que nous rencontrons avec les
patients atteints de problèmes de toxicomanie et avec leur
entourage familial démontrent que la relation médecin-malade
habituelle est parfois inadaptée à nos besoins . Il
faudrait pouvoir s'occuper en même temps du malade et de sa
famille . Comment y parvenir ? L'adoption de la lecture globale
des interactions familiales que permet la Thérapie Familiale
peut aider les généralistes à sortir de telles
difficultés , et donc à perfectionner leur pratique
. Au delà des cas difficiles posés par les malades
souffrant de problèmes d'addictions , de multiples situations
médicales quotidiennes , dans le domaine curatif comme dans
celui de la prévention , seraient également plus faciles
à traiter à la lumière de cet outil théorique
.
La
Thérapie Familiale Systémique ne saurait se substituer
à la pratique médicale traditionnelle . Elle constitue
simplement un apport complémentaire , un plus considérable
au bénéfice des malades , comme des médecins
. Cette amélioration de l'efficacité clinique , et
du confort du praticien, nécessite que soit pris en compte
la formation des médecins à un mode de pensée
différent de celui qu'ils connaissent déjà
. La formation des étudiants aux théories de la communication
, et aux pratiques médicales issues de la cybernétique
est indispensable . En cours d'exercice , les généralistes
doivent aussi pouvoir se former à la Thérapie Familiale
Systémique appliquée à la médecine de
famille en créant des groupes d'études de cas , sur
le modèle des groupes Balint .
Le
véritable médecin de famille de demain , reprenant
d'ailleurs simplement la tradition médicale ancestrale ,
sera ainsi capable d'exercer pleinement sa fonction essentielle
: soigner la souffrance des hommes , en utilisant le mieux possible
tous les outils techniques et relationnels dont notre société
s'est dotée .
1°)
Deux familles qui ne se parlent pas
:
Paradoxalement
les Médecins de Familles, les généralistes,
se sont aussi peu intéressés à la systémique
familiale que les Thérapeutes Familiaux, issus des rangs
des psychiatres, des psychologues et des travailleurs sociaux ,
ont négligé les implications possibles de leur approche
théorique sur la pratique de la Médecine Générale
.
Une
seule page sur les 570 que comprend le dictionnaire clinique des
thérapies familiales systémiques (1) est consacrée
à la Médecine Familiale , avec deux maigres références
bibliographiques . Pourtant dès les années 70 , deux
pères fondateurs de la systémique de l'Ecole de Palo
Alto se sont exprimés sur ce sujet (2) . Ainsi Don D. Jackson
n'hésite pas à intituler un texte : " Pratique familiale
, une perspective médicale d'ensemble " . L'enthousiasme
de John H. Weakland est un peu plus tempéré . Dans
son article " Somatique familiale , une marge négligée
" , il écrit : " L'idée que la thérapie familiale
n'est pas seulement un traitement des troubles psychiatriques ,
mais qu'elle est pleine de promesses pour presque tous les domaines
de la médecine est restée pour l'essentiel ce qu'elle
était précisemment : une idée " .
2°)
Hasard et nécessité d'une rencontre inhabituelle :
Depuis
1973 , le hasard de ma pratique de médecin généraliste
( en est-ce bien un ?) m'a conduit à traiter des patients
alcooliques (3) . Ces malades de notre toxicomanie nationale favorite
ne sont pas simples à soigner . En effet, au delà
des dégâts somatiques évidents, ils se présentent
avant tout comme des malades de la relation aux autres . Leur souffrance
est intense , mais celle de leur entourage familial est encore plus
insupportable . Mon intérêt personnel pour la psychologie
médicale m'a conduit à chercher quelques lumières
dans les écrits de Freud et de ses disciples (4) . Sans grand
succès dans un premier temps, nous reviendrons sur cette
question . Il n'y avait, à l'époque pour moi, pas
là de quoi combler l'ignorance superbe de tout ce qui a trait
à la relation médecin-malade au cours de notre formation
initiale . C'est pourquoi, j'ai participé pendant trois ans
à un groupe de formation Balint . C'est une aide précieuse,
quoique rarement utilisée par les généralistes,
pour apprendre à écouter la souffrance des patients
, et à prendre conscience des difficultés de l'utilisation
du remède-médecin (5).
Cependant,
deux difficultés considérables sont apparues avec
une grande fréquence au cours de cette pratique avec des
patients alcooliques :
1°)
Celui de la dénégation du problème d'alcool
par le malade, malgré les évidences les plus criantes
. Comment faire alors pour soigner quelqu'un qui affirme aller tout
à fait bien , mais dont l'entourage souffre terriblement
et pousse le médecin à intervenir ?
2°)
Il arrive assez souvent qu'après de multiples efforts , parfois
plusieurs rechutes , celui qui est dépendant de l'alcool
arrête de boire . Cela peut être considéré
comme un succès thérapeutique , et tout devrait aller
enfin bien pour tout le monde. Or , c'est précisemment à
ce moment là que survient la dépression du conjoint,
ou la toxicomanie du fils . Et c'est parfois quand le père
reprend son alcoolisation que "guérissent" la mère
, ou le fils. Quelle peut bien être cette mystérieuse
alchimie qui rend aussi illusoires les résultats du thérapeute
? Comment peut-il y avoir un tel glissement des pathologies au sein
d'une même famille ?
A l'évidence
le cadre habituel d'observation utilisé en médecine,
celui de la relation duelle médecin-malade , se révèle
inadapté pour répondre à ces interrogations
. C'est ce dont témoigne l'observation clinique suivante
:
Il
est exceptionnel , en médecine générale, qu'un
monsieur ou une dame vienne vous consulter en disant : " Docteur,
je bois trop , je veux faire quelque chose pour m'en sortir". Le
scénario suivant est beaucoup plus habituel . Au décours
d'une consultation banale , la demande est formulée ainsi
: " Je n'en peux plus , il y a des années que cela dure,
et je n'ai jamais voulu vous en parler . Mais voila , mon mari (
ma femme, mon fils ) boit . C'est l'enfer à la maison , je
vous en prie, faites quelque chose d'efficace pour qu'il arrête
. Il est si gentil , quand il n'a pas bu . Mais, surtout, Docteur,
ne lui dites pas que c'est moi qui vous je vous en ai parlé
, ses réactions seraient terribles ".
Et
voila le médecin généraliste dramatiquement
piégé par une demande à laquelle il est impossible
de répondre . Le désigné alcoolique ( diagnostic
prononcé par l'entourage , notez le bien ) ne demande rien
pour lui-même, et toute tentative détournée
d'intervention sera prise , à juste titre d'ailleurs , pour
une collusion entre le conjoint et le médecin, qui s'immisce
alors dans le fonctionnement familial. Il est immédiatement
disqualifié comme thérapeute possible . D'autre part
, répondre à l'épouse qui souffre qu'il est
impossible de faire quoi que ce soit si le malade ne demande rien
risque fort d'être interprété comme une non
assistance à personne en danger .
Seule
une vision globale de la famille comme un système vivant
d'interactions complexes peut permettre au Généraliste
d'analyser la demande qui lui a été formulée
et de s'interroger sur la fonction possible de la prise de produit
( et non plus sur sa cause hypothétique dans le fonctionnement
même du sujet ). La question ne doit pas être : pourquoi
le sujet boit-il ? Car, il y une foule de réponses pertinentes
possibles , mais : à quoi cela peut-il servir au fonctionnement
familial qu'il boive ?
Dans
ces conditions , une stratégie simple peut être mise
en place, en signifiant simplement que ce problème concerne
non pas une seule personne , mais que la famille toute entière
souffre . Une proposition de rencontre collective peut alors être
formulée , où tous sont invités, y compris
le malade désigné , qui vient ou ne vient pas, mais
où tous sont invités à s'exprimer. Curieusement
, un dispositif de ce genre , peu habituel en médecine, est
très facilement accepté par les patients . Le médecin
généraliste peut n'avoir ni le temps ni le goût
de recevoir toute une famille dans son cabinet , et la rémunération
actuelle à l'acte ne favorise guère de telles expériences
. Quelques notions élémentaires simples peuvent alors
l'aider .
Toute
demande de soins auprès d'un médecin comprend trois
éléments constitutifs bien distincts selon Robert
Neuburger (6) :
-
Un appel au praticien
-
Un symptôme ( l'alcoolisme )
-
L'allégation d'une souffrance .
Si
les trois éléments de cette demande sont rassemblés
dans une seule personne, une relation médecin-malade duelle
est pertinente . Mais , comme dans cet exemple, plusieurs sujets
sont parfois impliqués : le conjoint qui effectue la demande,
l'autre désigné alcoolique qui porte le symptôme
, une éventuelle tierce personne qui signifie que c'est elle
qui souffre le plus de cette maladie .Trois personnes distinctes
sont donc impliquées dans cette affaire.
Répondre
en sautant sur la pathologie du désigné malade est
donc une réponse incomplète , quoique fort habituelle
. Le médecin en agissant ainsi devient partie prenante d'un
système d'interactions familiales dont il n'a pas pris conscience
, mais où il est aspiré malgré lui .
En
effet, la famille est autre chose et plus que la somme des personnes
la composant ; comme nous l'apprend la théorie mathématique
des ensembles . Elle constitue un véritable organisme vivant
, qui naît , vit , se transforme et meurt comme toute chose
. A ce titre, elle est soumise à une double loi paradoxale
. Celle générale , bien connue en physiologie , de
l'homéostasie . Chaque système est dans l'obligation
de maintenir constant son milieu intérieur pour survivre
, nous le savons bien . L'autre loi est celle de l'adaptation du
vivant . Un système ne peut se maintenir dans son milieu
que si son fonctionnement interne est assez souple pour s'accommoder
aux variations inévitables de son environnement.
L'analyse
de l'éclatement des trois éléments de la demande
, tel que nous l'avons décrit plus haut , permet simplement,
et c'est déjà considérable, de porter une indication
de recours à des thérapeutes habitués à
l'analyse systémique et à la thérapie familiale.
Il y a là une voie possible de collaboration particulièrement
intéressante pour les M.G. comme pour les systémiciens
.
3
°) Transformer les généralistes d'aujourd'hui
en médecins de famille de demain:
Qu'il
le veuille ou non le Médecin Généraliste est
aussi , depuis toujours, et restera Médecin de Famille .
Même quand il n'est plus LE médecin unique de la famille
, comme l'était le praticien notable d'antan .
Il
ne peut donc pas continuer à ignorer la réalité
des interactions dans les groupes familiaux où il intervient
chaque jour . Sa formation initiale ne prend en compte que la relation
duelle médecin-malade , et encore telle qu'elle existe au
cours d'un séjour hospitalier . C'est une lacune extrêmement
grave, facteur d'installation de conduites pathologiques répétitives
fréquentes , de chronicisation des maladies .
Tout
généraliste remarque que nous travaillons toujours
avec les mêmes familles , et que les ennuis de santé
( et donc ses interventions ) se succèdent volontiers par
vagues touchant alternativement les différentes personnes
. Travailler en Médecine Générale en tenant
compte des systèmes d'interactions dans les familles constitue
donc aussi une démarche véritablement préventive
, en diminuant la fréquence des glissements de pathologie
évoqués plus haut . Voila une notion qui devrait intéresser
au plus haut point les économistes de la santé et
les responsables de la santé publique !
Il
faudrait , dans un monde idéal, que les Médecins Généralistes
bénéficient systématiquement d'une formation
à l'abord systémique de la maladie . La formation
universitaire initiale serait en mesure d'apporter les notions théoriques
nécessaires . Il y a là l'objet d'une discipline scientifique
, dont il est curieux de ne pas avoir vu le développement
30 ans après les premiers pas de l'homme sur la lune . On
pourrait l'appeler la biocybernétique . Son propos serait
d'étudier et d'approfondir la cybernétique appliquée
au domaine du vivant ( y compris l'informatique ) . Dans le cursus
universitaire , des notions cliniques , puis pratiques, pourraient
être acquises , et de façon intensive au cours du 3ème
Cycle de Médecine Générale, dans le cadre d'un
enseignement général ayant pour thème la Communication
Médicale . Ce serait un moyen d'introduire enfin les Sciences
Humaines dans leur globalité , dont l'anthropologie, la psychologie
et la sociologie , dans la formation médicale .
En
cours d'exercice , des facilités doivent être offertes
aux Généralistes pour qu'ils puissent se former et
se perfectionner dans des groupes d'études de cas vécus
, notamment sur le modèle des groupes Balint.
Enfin
, la dimension familiale de la maladie, complétant la dimension
individuelle déjà explorée par la médecine
, doit faire l'objet d'une recherche spécifique , comme l'ont
proposé dès 1975 les pionniers de l'Ecole de Palo
Alto. Mais sans succès jusqu'à ce jour, la relation
classique médecin-malade suffisant aux besoins apparents
des institutions médicales aveuglées par un modèle
de praticien exclusivement biomédical
Et
pourtant , c'est un plus potentiel considérable pour le Généraliste
que d'améliorer sa capacité de fonctionner en même
temps sur un double registre . D'une part celui de la prise en compte
des réalités de la personne et de son corps ; et d'autre
part celui de la prise en compte de la famille dans sa globalité
et ses interactions vitales .
Le
simple fait d'introduire enfin la dimension familiale au cours des
problèmes de santé constitue un véritable défi
pour l'avenir de la profession, donnant paradoxalement à
une Médecine de Famille digne de ce nom ses lettres de noblesse
.
S'agit-il
d'une proposition outrageusement moderniste pour l'exercice médical
de demain ? Laissons la réponse , si vous voulez bien , au
systémicien Jacques-Antoine Malarewicz : L'approche systémique
peut permettre au médecin généraliste de renouer
sa pratique avec la tradition, légèrement teintée
de romantisme du " médecin de famille" qui avait précisemment
cette vision " historique" de la famille et de la maisonnée
dans laquelle il pénétrait . Il pouvait probablement
mieux accepter la complexité de ce qu'il avait à affronter,
pressentant la composante relationnelle et culturelle de la maladie
(1) .
UN
PEU DE THEORIE : MÉDECINE GÉNÉRALE ET SYSTÈMES
FAMILIAUX:
1 °)
L'INCONTOURNABLE EXPLOSION DE LA RELATION DUELLE MÉDECIN
- MALADE .
"
Tout médecin peut être
un
psychothérapeute de famille"
Serge
Leibovici ( °°)
Certains
phénomènes psychologiques peu étudiés
constituent le terrain spécifique sur lequel s'exerce la
pratique du M.G. . Il existe en effet , pour nous généralistes,
un inévitable triangle relationnel : celui que constituent
le malade , le médecin généraliste et la famille
. C'est là, probablement , l'une des clefs de voûte
fondamentales pour comprendre la spécificité de l'exercice
généraliste . Or paradoxalement, la situation relationnelle
très particulière qu'occupe le M.G. dans sa mission
de soins reste peu dite, très rarement écrite (1)
, et donc non enseignée . La psychologie du généraliste
, après une vague teinture initiale de notions d'inspiration
psychanalytique ( ou selon le modèle psychologique théorique
dominant ,du moment ) dans le meilleur des cas , se trouve donc
presque exclusivement modelée par l'empirisme de l'expérience
professionnelle de chacun .
Les
notions exposées plus loin ont été progressivement
élaborées , ou choisies , pour répondre aux
besoins d'une longue pratique de Médecin Généraliste
, en particulier dans des domaines aussi difficiles que les soins
aux malades alcooliques .
Se
trouvent ainsi, repris , dans une vision théorique globale,
les différents thèmes pratiques explorés au
cours du séminaire de F.M.C. conventionnelle des 3 et 4 octobre
1991 de la Rochelle , sur le thème : Abord du système
familial des problèmes d'alcoolisme et de toxicomanie .
Le
Médecin Généraliste , comme tous les médecins,
est exclusivement formé à une rencontre bien définie
dans ses modalités : celle qui se produit entre un thérapeute
et un malade . Ce colloque singulier médecin-malade, pour
reprendre une expression qui fut très à la mode dans
les années 70 , est encore implicitement reconnu comme le
dispositif unique permettant l'établissement du diagnostic
médical ou psychologique d'une situation pathologique , puis
son traitement correct . Dans cette optique médicale traditionnelle
, directement héritée de la situation du patient hospitalisé
, tout ce qui se passe autour est considéré comme
secondaire, parasite , voire nuisible . Il s'agit là d'une
faille particulièrement grave dans la pensée médicale
, qu'il est urgent de chercher à combler (2) . Car il arrive
souvent en pratique généraliste, que le praticien
soit confronté , bien malgré lui, à des situations
impliquant non pas une seule personne, mais une famille toute entière.
En voici un premier exemple (3).
Cas
clinique 1
" -
Docteur , pouvez-vous recevoir Eric qui me fait encore une bonne
angine ? Il faut qu'il soit vite sur pied , car son père
ne comprend pas qu'à vingt ans il soit aussi souvent malade
." . Voila un type de demande d' une grande fréquence en
pratique généraliste , mais qui mérite que
l'on s'y arrête quelques instants.
Que
se passe-t-il ? Sur le plan des faits objectifs , le médecin
reçoit l'information qu'un garçon de 20 ans présente
une maladie, qui est , peut-être une angine, comme il lui
arrive d'en avoir assez régulièrement. Voila suffisamment
de renseignements pour que le praticien consciencieux puisse exercer
son métier comme on le lui a appris au cours de ses études.
C'est à dire qu'il procède à l'examen clinique
complet d'Eric, avec ses temps classiques : interrogatoire sur les
symptômes ressentis , examen physique ( inspection , palpation,
auscultation ) , éventuellement complété d'examens
complémentaires de laboratoire ou d'imagerie médicale
. A l'issue de ces investigations un diagnostic , de certitude ou
de probabilité, peut être posé . Par exemple
celui d'amygdalite érythémato-pultacée . Le
responsable est certainement un streptocoque , qu'il faut éliminer
par un traitement antibiotique bien codifié . Le praticien
a mis en évidence la cause de la maladie d'Eric ( le microbe
) et décidé du traitement adapté au problème
ainsi posé.
Savoir
étudier la demande de soins :
Mais
, en agissant ainsi, le généraliste ne tient aucun
compte de la demande telle qu'elle lui a été formulée
. Ce n'est pas Eric qui a appelé pour lui-même , malgré
ses vingt ans d' âge , notez-le bien . Mais sa mère
. Et avec une expression doublement remarquable : " il ME fait encore
une BONNE angine ". Comme si Eric donnait ainsi quelque chose à
sa mère , et paradoxalement quelque chose qui est déjà
diagnostiqué médicalement comme une angine et qui
est qualifié de bon .
Bon
pour qui , bon pourquoi ? La question reste entière , d'autant
plus qu'elle est complétée par l'appréciation
péjorative qui aurait été portée par
le père sur le piètre état de santé
de son fils .
A l'évidence
la demande auprès du médecin est éclatée
en trois éléments distincts ( 4 ) :
- c'est
la mère qui tire la sonnette du médecin , qui porte
l'appel
- Eric
est celui qui est porteur du symptôme dit " angine" , c'est
le désigné malade
- le
père , de son côté, est celui qui affirme le
plus souffrir de la " maladie" de son fils.
Trois
personnes distinctes sont donc impliquées dans cette affaire
d'allure bien banale .
Répondre
en sautant sur la pathologie de celui qui est désigné
comme le malade par ses proches est donc une réponse incomplète
, quoique fort habituelle . Le médecin en agissant ainsi
devient partie prenante d'un système d'interactions familiales
dont il n'a pas pris conscience , mais où il est aspiré
malgré lui . C'est bien une angine , dit-il. La désignation
formulée par la mère et le père est alors confirmée
par le label médical . Eric est bien MALADE , le docteur,
celui qui sait , l'a dit. Terrible responsabilité qui est
la notre , dont les répercussions ne sont envisageables que
si l'on a une vision globale de ce que peut être une famille
.
En
effet, comme nous serons amener à le définir plus
loin , la famille est autre chose et plus que la somme des personnes
la composant ; comme nous l'apprennent les théories, notamment
mathématiques . Le groupe familial constitue un véritable
organisme vivant , qui naît , vit , se transforme et meurt
comme toute chose . A ce titre, elle est soumise à la double
loi paradoxale du vivant : savoir rester constant; et savoir évoluer
. La première règle générale est bien
connue en physiologie depuis Claude Bernard ; c'est l'homéostasie
. Chaque système est dans l'obligation de maintenir constant
son milieu intérieur pour survivre , nous le savons bien
. L'autre loi est celle de l'adaptation du vivant . Un système
ne peut se maintenir dans son milieu que si son fonctionnement interne
est assez souple pour s'accommoder aux variations inévitables
de son environnement.
Dans
cette optique , la-gorge-d'Eric constitue un événement
dans le jeu des interactions familiales, et donc dans la vie de
la famille . La question pertinente qui se pose alors est , non
pas POURQUOI Eric est-il malade ?; mais A QUOI peuvent bien servir
ces angines à répétition dans le fonctionnement
du groupe familial ? S'il allait bien, l'homéostasie du groupe
serait-elle menacée , par exemple par le départ d'Eric
de la maison parentale ?
L'important
pour le M.G., c'est ce qui ne fonctionne pas :
L'histoire
d'Eric n'est donc pas aussi simple que cela . De multiples questions
se posent . Mais notre métier de M.G. n'est-t-il pas , justement,
de savoir détecter de qui ne va pas bien chez ceux que nous
soignons ? Quel est le point douloureux du corps, quelle est la
fonction qui ne s'effectue pas normalement dans la personne qui
souffre ? Le raisonnement médical du M.G. se développe
d'une façon complexe , essentiellement à partir de
ce qui ne fonctionne pas chez nos malades et leurs proches . Nos
confrères spécialistes adoptent une méthode
très différente . Ils utilisent une démarche
systématique , dressant un inventaire exhaustif des éléments
répertoriés qui constituent leur champ limité
d'investigation . Le Généraliste , lui, est contraint
de travailler dans la globalité de la situation de maladie,
et ne peut disposer d'aucune "check list" semblable couvrant tout
l'éventail de ses observations . Et c'est d'autant plus compliqué
que nous travaillons toujours avec les mêmes familles , et
que les ennuis de santé ( donc nos interventions ) se succèdent
par vagues, touchant alternativement les différentes personnes
. Mais, à vrai dire, on ne cherche guère à
comprendre pourquoi .
Nous
serons ainsi amenés , par la suite , à approfondir
notre réflexion , en cheminant de notre pratique généraliste
commune vers des notions beaucoup plus théoriques capables
d'en rendre compte . En effet la clinique est le seul terrain sur
lequel nous puissions nous ancrer solidement pour rester dans notre
fonction de M.G. . Une telle attitude d'acteur dans les problèmes
de santé dont nous avons la charge , sans partage , nous
interdit en particulier , de glisser vers une position de copiste
plus ou moins fidèle , ou de commentateur plus ou moins zélé
et adroit , de telle ou telle institution , cause , ou ... groupe
de pression .
Jusqu'à
présent , la Médecine de Famille ne constitue pas
un corpus théorique bien défini . Sachons transformer
cette déficience apparente en avantage pour explorer sans
vergogne des champs de connaissance inhabituels !
(°°)
couverture de Tonus n° 445 du 25 janvier 1980.
Références
:
(1)
Atelier Français de Médecine Générale
, La psychothérapie spécifique du médecin généraliste
, n° 13 mars 1988.
(2)
Michaut F. , Médecin de famille et thérapie familiale
, Projections , la santé au futur , Médecins généralistes
: le malaise , 5/6 , Paris, 1991 ; 123 - 126 .
(3)
Michaut F. , Communication au 4ème Colloque National M.G.
- Toxicomanies , Paris 26 octobre1991 .
(4)
Neuburger R. , L'autre demande , E.S.F. Paris .
-
Un jeune médecin sur deux se juge convenablement préparé
à sa pratique.
-
Neuf sur dix se jugent mal armés pour leur vie professionnelle.
-Un
sur six est déçu par son exercice .
Source
: Enquête du Conseil National de l'Ordre auprès de
médecins installés depuis moins de 10 ans . Panorama
du Médecin n° 3397 du 27/5/91 : D.L. , le spleen des
jeunes M.G .
DE LA PRATIQUE MEDICALE A LA THÉORIE
DES GROUPES :
Les
sciences humaines meurent d'avoir oublié les deux modes fondamentaux
de la raison , celui des sciences et celui du droit, celui qui nous
vient de la pensée comme celui, tout aussi universel, que
nous inspire le problème du mal : injustice, douleur, faim,
pauvreté, souffrance et mort , et qui a produit les artistes,
les juges, les consolateurs et les dieux .
Michel
Serres (*)
Poursuivons
notre recherche d'outils de compréhension capables de nous
aider dans l' approche relationnelle si particulière des
malades soignés en Médecine Générale
.
Un
exemple pratique montre la nécessité de rechercher
de nouveaux repaires théoriques pour affronter nos obligations
professionnelles dans des conditions plus confortables que celles
que nous connaissons à l'issue de nos études médicales
traditionnelles .
De
la clinique avant toute chose :
Il
est exceptionnel , en médecine générale, qu'un
monsieur ou une dame vienne vous consulter en disant : " Docteur,
je bois trop , je veux faire quelque chose pour m'en sortir". Le
scénario suivant est beaucoup plus habituel . Au décours
d'une consultation banale , la demande est formulée ainsi
: " Je n'en peux plus , il y a des années que cela dure,
et je n'ai jamais voulu vous en parler . Mais voila , mon mari (
ma femme, mon fils ) boit . C'est l'enfer à la maison , je
vous en prie, faites quelque chose d'efficace pour qu'il arrête
. Il est si gentil , quand il n'a pas bu . Mais, surtout, Docteur,
ne lui dites pas que c'est moi qui vous en ai parlé , ses
réactions seraient terribles ".
Et
voilà le médecin généraliste dramatiquement
piégé par une demande à laquelle il est impossible
de répondre dans le cadre habituel de la relation duelle
médecin-malade . Celui qui est désigné alcoolique
( diagnostic prononcé par l'entourage, pas par le M.G.,notez-le
bien ) ne demande rien pour lui-même, et toute tentative détournée
d'intervention sera prise , à juste titre d'ailleurs , pour
une collusion , un complot , entre le conjoint et le médecin,
qui s'immisce alors dans le fonctionnement familial. Il est alors
immédiatement disqualifié comme thérapeute
possible du patient en difficulté .
Seule
une vision globale de la famille comme un système vivant
d'interactions complexes peut permettre au Généraliste
d'analyser la demande qui lui est formulée et de s'interroger
sur la fonction possible de la prise de produit ( et non plus sur
sa cause hypothétique).La question n'est pas : pourquoi le
sujet boit-il , mais bien : à quoi cela peut-il servir au
fonctionnement familial qu'il boive ?
Dans
ces conditions , une stratégie simple peut être mise
en place, en signifiant simplement que ce problème concerne
non pas une seule personne , mais que la famille toute entière
est en souffrance . Une proposition de rencontre collective peut
alors être formulée , où tous sont invités,
y compris le malade désigné , qui vient ou ne vient
pas, mais où tous peuvent s'exprimer. Curieusement , un dispositif
de ce genre , peu habituel en médecine, est assez facilement
accepté par les patients . Le médecin généraliste
peut cependant n'avoir ni le temps ni le goût de recevoir
toute une famille dans son cabinet , et la rémunération
actuelle à l'acte ne favorise guère de telles expériences
!
Qu'il
le veuille ou non le Médecin Généraliste est
aussi , depuis toujours, et restera Médecin de Famille .
Même quand il n'est plus LE médecin unique de la famille
, comme l'était le praticien notable d'antan .
C'est
pourquoi il faut que les Médecins Généralistes
bénéficient aussi d'une formation à ce que
peut être un abord familial systémique de la maladie
. C'est pourquoi , il est nécessaire, pour aller plus loin
dans ce propos de proposer un certain nombre de données purement
théoriques .
POURQUOI
UN ABORD THÉORIQUE DES PROBLÈMES FAMILIAUX ?
Avec
Einstein
nous
répétons encore que : "C'est
la théorie qui détermine ce que nous pouvons observer
".
Il faut bien souligner le verbe observer , car l'observation est
le fondement même de notre travail de généraliste.
Paul
Watzlawick
(1) va encore plus loin :
"C'est la théorie qui détermine ce que nous pouvons
faire. Autrement dit, ce qui est possible et réalisable en
thérapie dépend beaucoup plus de la nature de la doctrine
thérapeutique choisie que de celle de l'esprit humain".
C'est à nouveau moi qui ai pris la liberté de souligner
le verbe faire ( importance de la pratique pour les M.G. ) et la
nature de la doctrine thérapeutique choisie . Ce dernier
élément du choix doctrinaire est fondamental , car
c'est là un facteur limitant de l'action souvent minimisé
, et rarement explicité .
C'est
ainsi que Louis Velluet ( MG) , s'interrogeant sur la spécificité
éventuelle de la psychothérapie du généraliste
affirme : " Force nous est , pour y voir un peu plus clair, de recourir
à la théorie psychanalytique puisque la psychanalyse
est considérée très généralement
dans le monde scientifique comme la forme de psychothérapie
la plus profonde et la plus complète " (2). Cette position
de principe a été assez représentative des
conceptions couramment admises , du moins en France . Nos confrères
nord-américains sont très étonnés par
notre attachement aux doctrines psychanalytiques , qui leur semble
avoir un aspect ... quasi-religieux . Or , cette grille de lecture
des problèmes relationnels rencontrés en médecine
générale n'est pas la plus facile et la plus accessible
, ni même la mieux adaptée à nos besoins . Mais,
nous y reviendrons plus loin.
Le
M.G. ne peut limiter son action à une seule personne, à
un seul malade . Tel Mr Jourdain, il navigue dans un bain familial
permanent, du simple fait de sa mission de médecin de famille.
La dénomination désigne parfaitement la réalité
de la clinique . Quoi qu'il fasse , le praticien ne peut se situer
dans une situation strictement duelle , aseptisée, , de laboratoire
, qui est celle qui est indispensable au travail de l'analyste .
Le
généraliste est forcément témoin que
toute maladie d'une personne a forcément des répercussions
sur le fonctionnement des autres membres de la famille , y compris,
bien entendu sur le plan somatique. Et quoi que nous fassions, nous
n'avons jamais un rôle NEUTRE dans la vie de nos patients.
Nous
sommes donc forcément acteurs, mais acteurs dans quelle pièce
, dans quel système, puisque la neutralité ( même
bienveillante ) est un leurre pour le M.G. qui a forcément
" les mains dans le cambouis " ?
Ce
sont ces forces complexes en action que nous allons étudier
maintenant à travers un certain nombre de théories
, empruntées à des domaines scientifiques , a priori
totalement étrangers à la médecine , mais qui
peuvent nous aider à cerner les problèmes évoqués
plus haut sous un jour différent ( 3) (4) .
LA
THÉORIE MATHÉMATIQUE DES GROUPES
Elle
a été inventée en 1832 par Evariste Gallois,
jeune mathématicien français. La fertilité
de cette vision , purement théorique , et écrite dans
la nuit qui a précédé son décès
au cours d'un duel , a été exceptionnelle . C'est
en particulier grâce à elle qu'après 1900 les
physiciens ont pu élaborer les théories de la relativité
et des quanta.
En
voici , de façon très résumée , donc
incomplète, les éléments essentiels à
notre propos.
Un
groupe se définit comme un ensemble aux caractéristiques
suivantes :
1/
Il se compose d'éléments, qui ont tous en commun une
propriété (être membre de la famille.) La composition
de deux ou plusieurs éléments est un nouvel élément
du groupe (par exemple : les parents ou même la mère
et ... son médecin). Cette composition traduit donc le passage
d'un état interne du groupe à un autre état.
C'est ce qui permet de grouper, de classer, d'ordonner les choses.
D'où la possibilité d'une multiplicité de changements
à l'intérieur du groupe : dans la famille on peut
ainsi distinguer les parents, les enfants et les grands-parents
; les grands et les petits, les femelles et les mâles, les
bruns et les roux, les malades et les bien-portants. On a là
des visions différentes d'une même réalité
: la famille.
2/
En composant les éléments de façon différente,
on obtient toujours le même composé. Si la règle
de composition est un trajet d'1km à partir du point A vers
les quatre points cardinaux, le résultat sera le même
quel que soit l'ordre donné à ces déplacements
vers le nord, le sud, l'est et l'ouest. Si dans un groupe familial
connu l'un des enfants, toxicomane, rechute sans arrêt à
toute tentative de traitement, on obtient le même résultat
quelle que soit la façon dont on utilise sa palette thérapeutique
: sevrage ambulatoire, séjour hospitalier, post-cure, patriarche,
etc... On a alors variation du processus mais invariance du résultat.
3/
Un groupe contient un élément neutre, qui composé
avec tout autre élément donne précisément
cet autre élément. Par exemple, si dans un groupe
de chiffres, la loi de composition est l'addition, l'élément
neutre est zéro.
5 +
0 = 5
4 +
0 = 4
Si
la règle est la multiplication, l'élément neutre
est 1.
5 x
1 = 5
4 x
1 = 4
Si
dans une famille la règle est la dispute habituelle entre
la mère et la fille, le père peut alternativement
être le confident et le soutien de l'une et de l'autre.
Dans
tout groupe, pour chaque élément existe un autre élément
symétrique ou inverse, tel que la composition de l'élément
et de son symétrique donne l'élément neutre.
Soit
avec notre exemple numérique précédent : 5
+ (-5) = 0.
Dans
le cas de notre famille conflictuelle, l'équilibre entre
la mère et la fille ne s'établit qu'avec l'action
"stabilisante", "neutralisante" du père :
- mère
"agressive" + fille "agressive" = père "apaisant".
En
effet en l'absence du père, la dispute ne peut perdurer,
l'une des protagonistes éliminant l'autre (la fille quitte
la maison).
En
résumé, la théorie des groupes nous montre
comment les cartes comportementales peuvent se redistribuer à
l'intérieur d'un système familial.
Cela
entraîne des changements apparents, mais sans qu'il y ait
un changement du groupe lui-même. Cela peut se résumer
avec le dicton suivant : " Plus ça change, moins ça
change ". Et c'est bien ce que nous observons souvent.
DES
TYPES LOGIQUES A LA MÉDECINE DE FAMILLE
Le
vrai initié est celui qui sait que le plus puissant des secrets
est un secret sans contenu , parce qu'aucun ennemi ne parviendra
à le lui faire avouer , aucun fidèle ne parviendra
à le lui dérober .
Umberto
Eco
(1)
Après
l'exposition aussi simplifiée que possible de notions théoriques
élaborées par quelques disciplines scientifiques extérieures
au monde médical , nous serons amenés à revenir
à notre pratique de Médecins de Famille .
-
LA THÉORIE DES TYPES LOGIQUES
Cette
théorie, développée entre 1910 et 1913 dans
les Principia Mathématica de Witehead et Russel, enrichit
la théorie des groupes , étudiée précédement
. On ne parle plus alors de groupe et d'éléments,
mais d'une classe composée de membres (2). L'axiome initial
est le suivant : "Ce qui comprend tous les membres d'une classe
ne peut être membre de la classe". Par exemple, l'humanité
est la classe de tous les individus, mais elle n'est pas elle-même
un individu.
Toute
confusion entre la notion de classe et de membre conduit au non-sens
et au paradoxe. Ainsi ce n'est pas parce qu'un enfant a une attitude
de destruction avec la drogue que sa famille cherche à disparaître.
Une
mère peut aussi s'exprimer ainsi à sa fille : "Puisque
tu dois tout dire à ta famille, il faut que tu me parles".
Plus simplement encore le père , quand il parle ainsi à
son enfant : "Dis merci à papa" introduit un élément
de confusion entre sa personne et sa fonction familiale.
Il
en résulte une notion très importante qui est celle
de la hiérarchie des niveaux logiques.
Avec
Grégory Bateson ( membre éminent de l'Ecole de Polo
Alto ), on peut considérer que la forme la plus simple de
CHANGEMENT est le mouvement d'un mobile, comme une auto (3).
1 -
L'auto peut être à l'arrêt, le mouvement est
nul. On est au niveau 0 du mouvement.
2 -
La vitesse de la voiture peut être constante ; pour passer
du niveau 0 précédent à ce mouvement 1, on
a introduit un changement logique. C'est celui du déplacement
par rapport à l'immobilité.
3 -
Mais le véhicule peut aussi passer d'une vitesse constante
à une vitesse plus élevée (ou moins). On parle
alors d'accélération, c'est-à-dire de mouvement
de mouvement.
Et
là encore il y a un saut logique d'une classe à l'autre.
Répétons
que si ce passage d'un niveau logique à un autre est caché,
on aboutit à la confusion et au paradoxe. Ainsi Epiménide
Le Crétois nous dit : tous les crétois sont menteurs.
S'il est crétois, il est donc menteur, on ne peut le croire.
Mais s'il ment, et qu'il dit que les crétois sont menteurs,
on peut penser que les crétois ne sont pas menteurs etc ...
Si
le passage d'un niveau logique à un niveau logique supérieur
est obtenu, on peut aboutir à un véritable changement,
et éventuellement un changement thérapeutique. Ainsi
toute la doctrine des Alcooliques Anonymes est fondée non
pas sur la simple suppression de l'alcool toxique, mais sur l'acquisition
d'un nouveau mode de vie faisant référence à
une puissance supérieure, divine ou non.
La
théorie des groupes nous fournit un modèle pour penser
le changement à l'intérieur d'un groupe lui-même
invariant. Comme cela peut être le cas avec la famille d'un
toxicomane. La théorie des types logiques envisage les choses
sous un angle différent, quoique voisin. Elle néglige
ce qui se passe dans une classe entre ses membres, mais permet d'analyser
la relation qui existe entre un membre et sa classe (le toxicomane
et sa famille), ainsi que le passage d'un niveau logique à
un autre.
Il
en résulte une distinction entre deux sortes de changement
: le changement de type 1 (faux changement) qui s'effectue dans
un système inchangé ; et le changement de type 2 (vrai
changement) qui modifie le système lui-même. Pierre
est toxicomane . Il effectue un sevrage et une post-cure, puis revient
dans sa famille où tout reprend comme avant. Marie est héroïnomane.
Elle est soignée dans les mêmes institutions. Mais
pendant ce temps, ses deux frères qui étaient fâchés
avec leurs parents renouent des relations normales. Marie revient
donc dans un système familial ayant subi un vrai changement.
Une
autre illustration entre vrai et faux changement est la suivante.
Le rêveur, dans un cauchemar, peut se cacher, crier, sauter,
se battre, etc... mais sans pouvoir faire cesser le cauchemar. Il
est coincé dans une tentative de changement de type 1. La
seule solution efficace pour lui est de passer du rêve à
l'éveil ; c'est là un changement de type 2. Cette
distinction est très importante quand on est amené
à intervenir dans une famille.
THÉORIES
DE LA COMMUNICATION
Que
se passe-t-il entre les éléments du groupe familial,
ou entre les membres de la classe familiale dont nous venons de
parler ? Les cybernéticiens américains, depuis la
fin de la 2ème guerre mondiale, pour des raisons essentiellement
pratiques (le développement de l'informatique ou science
de l'information), ont essayé de comprendre comment peut
circuler l'information. Ce n'est d'ailleurs pas par goût inné
de la spéculation désincarnée que sont nées
ces notions, mais très pratiquement pour répondre
aux besoins logistiques énormes du débarquement allié
en Normandie .
Classiquement
l'information est dite linéaire allant d'un émetteur
A vers un récepteur B, soit : A ----> B
Ce
modèle, celui du cours magistral, est celui du télégraphe.
On peut dire que A est la cause de B : c'est la causalité
linéaire.
La
petite boit parce que son père est absent.
Dès
que l'information devient plus complexe, un autre modèle
s'impose. Quand l'hypophyse détecte une diminution du taux
plasmatique des hormones thyroïdiennes, elle envoie un message
de stimulation à la glande thyroïde. Celle-ci corrige
alors le taux hormonal de thyroxine, et envoie un message à
l'hypophyse dès que le taux est correct. C'est le mécanisme
bien connu du thermostat, du feed-back, de la rétro-action.
En
d'autres termes, A (hypophyse) et B (thyroïde) sont réglés
par un jeu d'interactions, qui peut se figurer ainsi :
------------->
A <------------
B
On
est ainsi passé de la linéarité (A est la cause
de B) à la circularité (A est la cause de B, tout
comme B est la cause de A). Un exemple connu est le dialogue suivant
: "Docteur, quand ma femme gueule, je bois" - "Docteur, dès
qu'il commence à boire, je ne peux m'empêcher de crier".
La
notion de causalité circulaire est inhabituelle pour les
médecins, car nous sommes formés à raisonner
uniquement en termes de linéarité : le streptocoque
est la cause de l'angine, le divorce est la cause de son alcoolisme.
S'initier
à un abord systémique de la maladie est donc sortir
un peu de ses schémas habituels de fonctionnement mental.
On laisse volontairement de côté une explication du
genre : si la petite se drogue, c'est parce que sa mère la
protège trop, pour une analyse comme celle-ci. Quand la fille
se drogue, sa mère la protège à l'excès
ET quand la mère protège sa fille à l'excès,
la fille se drogue, etc ...
ABORD
PRATIQUE DES SYSTÈMES FAMILIAUX EN MÉDECINE GÉNÉRALE.
Nous
avons vu que tout système, comme la famille, comprend un
certain nombre d'éléments (ses membres) ; mais qu'il
est d'une autre nature que la somme de ses éléments.
Tout comme la médecine générale est autre chose
( et bien plus , si l'on veut bien lire ces lignes ) que la simple
somme des spécialités médico-chirurgicales
qu'elle utilise.
Dans
ce système familial, où l'on ne peut pas ne pas communiquer,
se jouent en permanence des jeux complexes d'interactions entre
tous qui permettent d'assurer l'équilibre de l'ensemble,
l'HOMEOSTASIE. Chaque famille en effet naît, se développe,
vit et meurt, comme n'importe quelle structure vivante : et pour
cela elle doit aussi être capable de s'adapter au monde extérieur,
c'est-à-dire CHANGER. Et pour cela soit possible , les interactions
doivent être suffisamment souples.
Ce
qui est alors fondamental , c'est le jeu des interactions familiales,
repérées à travers les discours et les actes
des uns et des autres. On fait systématiquement, et volontairement,
l'impasse sur ce qui peut se passer dans la tête de l'un ou
des autres; sur le domaine de l'intrapsychique individuel. C'est
une différence fondamentale par rapport à la psychologie
classique. Nous reviendrons plus loin sur cette importante question.
Le
système des interactions familiales est régi par des
règles implicites admises de tous, mais ignorées des
autres (et du médecin). Cela peut être : "dans notre
famille on ne se dispute jamais".
Ces
règles familiales imposant des comportements adaptés
sont différentes des valeurs affichées (appartenance
religieuse, politique, idéologique). Elles ont pour but,
souvent à l'insu des personnes concernées de maintenir
l'homéostasie de la famille. Par exemple si la règle
familiale est "on vit sous le même toit", le problème
d'alcool de l'un peut être la solution qui empêche une
autre de quitter le toit familial.
Cet
exemple nous introduit à la notion de la fonction du symptôme
dans l'économie familiale. Ici l'alcoolique se sacrifie pour
que la famille continue son existence antérieure. Mais il
existe peut-être une autre solution à trouver , qui
rende l'alcoolisme inutile .
La
notion de crise est également très importante à
étudier, car c'est au moment d'une crise que l'on fait toujours
appel au médecin généraliste. Loin d'être
l'épisode négatif généralement perçu,
la crise est une nécessité vitale qui permet le ré-aménagement
, le changement des interactions familiales, par exemple en cas
de deuil, de séparation, de chômage, de départ
des enfants. C'est à cette occasion que la famille doit faire
preuve de ses capacités d'adaptation, de créativité
de nouveaux modes d'interaction. Le M.G. est souvent sollicité
pour intervenir alors, avec le risque d'être entraîné,
aspiré par l'un ou l'autre des protagonistes et de vouloir
imposer lui-même SA propre solution. La notion d'urgence est
alors à reconsidérer afin d'éviter les influences
iatrogènes toujours possibles.
CONNAÎTRE
, CHERCHER ET ... TROUVER LA MÉDECINE DE FAMILLE
Les
généralistes sont confrontés, à la souffrance,
aux maux de ceux qu'ils soignent . C'est une évidence . Ils
tentent également de trouver quelques lumières en
interrogeant les acquis des sciences , comme nous venons de le faire
ensemble. Mais ils doivent, nous devons, aussi, ne pas hésiter
à solliciter les mots . Non pas pour jouer avec , dans une
perspective d'esthétisme de salon ; mais pour en nourrir
notre action clinique , en en tirant la "substantifique moelle "
chère à notre confrère Rabelais . Et si la
Médecine de Famille devenait la conception globale rapidement
brossée ici , limitant enfin la spécificité
de notre pratique et précisant la généralité
vague de notre médecine ?
Pour
cela , il faut la connaître cette Médecine de Famille
. C'est à dire , au sens premier du mot : naître avec,
naître à ce regard . En mourant volontairement à
une vision strictement mécaniciste de la maladie . Et c'est
seulement après cette phase de naissance auprès d'un
certain nombre de M.G. que l'on peut envisager logiquement une reconnaissance
d'une telle discipline par une société .
Car,
pratiquement tout reste à faire . Nous sommes cependant les
seuls à le pouvoir . Chaque M.G. , du fait de son immersion
familiale inévitable est , potentiellement, un chercheur
de cette Médecine de Famille . Il se livre alors à
une activité , celle de chercher, qui n'est pas dite par
nos mots français . La "cherche" , cela ne se dit pas . Curieusement
, on parle de recherche , dans ce cas . Mais pour rechercher , il
faut avoir auparavant cherché . Et pourtant, quand il s'agit
de recherche ( notamment en M.G. ) , on parle de chercheur , et
non de "rechercheur" , comme on devrait simplement le faire .
Mais,
à vrai dire, c'est surtout de trouveurs , terme encore inusité,
dont on a le plus grand besoin pour une médecine du XXIème
siècle plus soucieuse des attentes de ses utilisateurs que
de la sauvegarde des habitudes de ses acteurs . Chercher, c'est
bien . Cela fait partie intégrante de notre travail quotidien
de médecins . Rechercher , c'est un effort supplémentaire
évident de retour sur ce qui a déjà été
cherché . Ce sont aussi des moyens d'action plus importants
. Trouver , c'est une nécessité vitale quand on se
heurte à des problèmes d'une telle ampleur .
Le
trouveur est-t-il engendré par le travail en groupe , souvent
nécessité par la complexité des recherches
? Est-t-il stérilisé par les institutions actuelles
? Ou bien , tel le Médecin de Famille dans sa pratique ,
n'est-t-il pas toujours seul à se risquer, à s'exposer
hors des chemins et routines parcourus par les bons élèves
obéissants des maîtres savants ? Où connaître
, chercher et rechercher les trouveurs de la Médecine de
Famille dont on manque tant ?
Voilà
un bon sujet de recherche ! ET APRÈS ? :
Au-delà
de ce rapide survol de ce que peut, devrait , être une véritable
Médecine de Famille, une question fondamentale reste ouverte.
Comment
peuvent s'articuler ensemble le domaine du personnel et celui du
collectif, l'individuel et le familial ? Y-a-t-il une rupture de
nature entre le domaine du fonctionnement intra-psychique et celui
des interactions familiales ?
Cette
si difficile liaison entre l'individuel et le collectif , est au
coeur même de la Médecine de Famille. Elle met directement
en cause les capacités d'adaptation des Médecins de
Famille au monde des hommes de demain . C'est pourquoi il faut enfin
s'y s'attaquer . Voilà ce dont il n'est pas possible de ne
pas reparler ici ! Alors suivez encore un instant notre propos.
On
s'expose quand on fait , on s'impose quand on défait . Quand
on défait , jamais on ne se trompe ,en effet . Je ne connais
pas de meilleur moyen pour avoir toujours raison . Je ne crois pas
connaître, en revanche de meilleure définition de l'homme
que le vieil adage " errare humanum est " , à qui je fais
dire : est humain celui qui se trompe . Il a au moins essayé.
Michel
Serres ( 5)
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128 .
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