Bien qu'encore plus fâchés avec l'histoire qu'avec la géographie, nous vouons en France un culte à tout ce qui ressemble à un anniversaire. Alors, les vingt ans de ce que nous nommons "mai 68", nous valent une avalanche de déballages médiatiques.
Le matraquage est tel que nous oublions bien facilement que le mouvement contestataire a plongé ses racines dans les universités américaines, et notamment Berkeley, sur fond de rejet de la guerre du Vietnam. N'oublions pas que depuis 1964, les jeunes américains soumis au service militaire obligatoire jusqu'en 1973, se sont retrouvés bien malgré eux mêlés à ce conflit. Souvenons-nous aussi que la même année 1968 a vu fleurir de vastes mouvements étudiants au Japon, au Brésil, en Italie, en Corée, au Mexique, et aussi, de part et d'autre du Rideau de fer en Allemagne et en Tchécoslovaquie. Ceci, juste pour rafraîchir notre image d'Épinal des seules barricades parisiennes, avec la bouille médiatique de Cohn-Bendit, et les clichés jaunis des grèves ouvrières massives. La jeunesse intellectuelle d'il y a quarante ans renâclait contre les différents modèles de société que leur imposaient leurs anciens.
Le monde de la santé, du moins chez nous, n'a pas échappé à cette remise en question, que de Gaulle n'hésita pas à traiter de chienlit. Ce que ne fut qu'un emprunt édulcoré à notre bon docteur Rabelais pour évoquer l'ébullition désordonnée des esprits qui s'empara de nos élites intellectuelles.
Car, ce fut bien un moment exceptionnel d'expression pour des jeunes gens qui depuis 1962 ne risquaient plus de se retrouver privés de sursis et envoyés manu militari participer à une guerre d'Algérie qui ne leur plaisait pas plus que celle du Viêt-nam aux étudiants américains. Nous pensions, du côté des facultés de médecine ( pourtant théoriquement modernisées par la réforme Robert Debré de 1958 ) qu'il fallait détruire le pouvoir ce qu'on nommait les grands patrons, ou les mandarins si vous préférez. Il est certain que ces bastions personnels, au pouvoir quasi absolu sur le devenir professionnel des étudiants, étaient devenus intolérables. Je me souviens encore avoir assisté en 1964 dans le service de pédiatrie du Professeur Brisseau à la visite de celui qui avait été son Maître : le fameux Robert Debré. C'est la seule fois de ma vie où j'ai vu dérouler un véritable tapis rouge, conduisant jusqu'à une petite estrade de bois où avait été installé un fauteuil. Et j'ai vu ce vieux monsieur très digne, vêtu de la blouse blanche et du tablier amidonné, le chef couvert d'un petit bonnet blanc impeccable, les épaules couvertes de la traditionnelle capote bleue de l'assistance publique, assister silencieusement aux prosternations obséquieuses de tous les médecins du service. Trop, c'était trop, tout simplement.
Mais, lorsqu'on a démantelé les mandarinats et toutes les voies de sélection - pas toujours justes - et de concours - féroces - pour parvenir au premier rang, on a jeté le bébé avec l'eau du bain. Pour lutter contre le favoritisme, le copinage et l'arbitraire, on a inventé une redoutable idéologie. Nommons-là l'égalitarisme. Elle a pour postulat que nous nous valons tous, que nous avons tous les mêmes droits. Ainsi périt en médecine le premier grade hospitalier qui était obtenu après avoir réussi un concours qui se passait en dehors de la faculté. Ce fut l'externat pour tous, et cela sonna le glas de cette pépinière de bons cliniciens. Puis périrent les concours prestigieux des internats des hôpitaux, ouverts aux seuls externes. Enfin l'accession aux grades les plus élevés ne se fit plus que sur titres, c'est à dire en collectionnant le plus grand nombre de publications dans des revues médicales.
Certes, il y eut moins d'iniquités, au moins criantes, dans le déroulement des carrières hospitalières et universitaires, mais on assista à un nivellement par le bas des locomotives de la médecine en France.
On avait coupé des têtes, comme dans toute révolution. Certaines étaient médiocres, et en tous points comparables aux dessins de Daumier ou aux personnages de Molière, mais quelques unes étaient mondialement reconnues dans leur discipline, quand elles n'en étaient pas le pionnier. Oui, nous avons eu des Jean Bernard ( qui a inventé l'hématologie ), des Jean Hamburger - on connaît mieux son fils le chanteur Michel Berger - (qui a été le père de la réanimation médicale et de la néphrologie). La médecine française est désormais à la traîne de ce qui se fait ailleurs dans le monde, voilà la vérité dont personne n'ose trop parler.
Alors, l'égalitarisme militant des anciens combattants de mai 68 ayant montré ses effets secondaires destructeurs sur la créativité de la médecine en France, le temps est peut-être venu de savoir, enfin, prendre d'autres risques. On a voulu sans cesse administrer, codifier, normaliser toutes nos institutions de santé, et mettre au même pas tous les professionnels, comme si nous étions de simples agents d'exécution interchangeables. C'est encore la même erreur qu'on cherche sans cesse à intensifier du côté de nos décideurs.
Ce n'est pourtant qu'en faisant confiance à des êtres humains, avec tous les risques d'erreur que cela peut comporter de la part de ceux qui ont la responsabilité de les choisir, qu'on peut sortir de cette voie sans issue des seuls dispositifs administratifs et réglementaires.
Osons donner enfin leur chance aux esprits novateurs, ce serait là une révolution dans nos comportements infiniment plus profonde et féconde que celle que les événements de mai 68 nous avait promise en vain. La vie ne peut venir que des êtres vivants, et non des systèmes de gestion et d'organisation, aurions-nous oublié cette observation élémentaire ?
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