La messe semble bien dite. Définitivement. En 2012, pour la majorité des esprits, au moins dans les pays les plus riches, il n'existe qu'une médecine qui mérite la confiance de tous les êtres humains. Un large accord existe avec le modèle technoscientifique occidental claironnant ses interventions spectaculaires, et avec le soutien puissant des industriels en tirant leur bénéfice. Pour parler comme Thomas Samuel Kunh , il s'agit du paradigme de la médecine largement mondialisé.
La démarche scientifique, telle que nous la connaissons, est fondée sur la mise en question systématique et obstinée des dernières acquisitions de chaque discipline. Karl Popper (philosophe britannique des sciences 1902-1994) parlait de la nécessité de falsifiabilité pour définir un objet comme scientifique. Avec comme corollaire logique, mais lourd de conséquences, que ne peut pas être du domaine de la connaissance scientifique tout ce qui ne peut pas être démontré expérimentalement comme inexact.
Rendre faux ce qu'on croyait solidement établi et admis comme vrai par la communauté scientifique mondiale, nous voilà aux antipodes de nos fameuses « données acquises de la science » à usage médico-légal, et même de toute idée de dogme scientifique. Un dogme, me dit mon Dictionnaire Hachette 2006, est un « principe établi, un enseignement reçu et servant de règle de croyance, de fondement à une doctrine ». Et, en matière religieuse : « ensemble des articles de foi d'une religion ».
Ce rapprochement n'est pas sans intérêt. Les médecins se laissent assez volontiers considérer par les profanes (encore une référence au sacré) comme l'ultime église planétaire, capable par ses pouvoirs matériels supérieurs de décider de la vie ou de la mort de tout un chacun.
Cette sacralisation de la médecine contribue largement à la croyance naïve aux «miracles de la science». Attitude de foi indiscutée, car indiscutable, étrangement partagée par des esprits dressés longuement à des disciplines intellectuelles exigeantes sanctionnées par des titres prestigieux. En regardant il y a quelques jours à la télévision une émission sur les présidents de la République atteints de graves maladies, et en écoutant leurs discours à la presse, j'ai été frappé. Sans vouloir stigmatiser telle ou telle personnalité, la méconnaissance criante des choses de la maladie, et même des limites des capacités de leur propre corps et de leur esprit saute au visage de n'importe quel médecin.
Dans le tourbillon de nos vies personnelles, nous oublions que notre médecine contemporaine si dominatrice est l'héritière d'une tradition qui remonte probablement au néolithique. De tout temps, des hommes ont soigné d'autres hommes. Chaque génération a apporté ses découvertes.
Toute nouvelle vision de la maladie et des soins a cherché à renvoyer au magasin des antiquités celle dont elle était issue.
Depuis 150 ans, nos esprits scientifiques occidentaux sont façonnés et dominés par la théorie de l'évolution des espèces héritée de Darwin.
La fertilité de cette orientation intellectuelle a été si extraordinaire qu'il est bien humain de la croire indépassable.
Pourtant une question se pose. En n'exploitant qu'un unique filon, n'aurions-nous pas jeté de précieux bébés avec l'eau du bain de la modernité ?
Il est facile de traiter de magique, d'irrationnel, de religieux, en un mot définitif de non scientifique toutes ces médecines du passé qui sont encore vivantes. Au nom d'une prétendue efficacité supérieure (ce qui est indiscutable dans certains domaines bien définis), n'avons nous vraiment rien à apprendre des médecines traditionnelles, en particulier dans les situations pathologiques qui nous échappent ?
Sur la planète, encore actuellement, infiniment plus de personnes utilisent les médecines traditionnelles que la médecine occidentale. Les raisons économiques n'y sont pas étrangères, mais les dimensions culturelles, donc spirituelles, conservent une force que nous négligeons. Obsédés par le faire, par l'efficacité, par le mesurable, nous devenons aveugles au monde tel qu'il est. Loin comme proche de nous. En France, il existe probablement plus de guérisseurs que de médecins. Le décompte est difficile, mais une navigation sur Internet est suggestive.
Comment se retrouver dans un univers aussi complexe ? Le dérapage intellectuel est si aisé. Nous disposons tous d'une telle tendance à la crédulité devant les beaux parleurs que le terrain de la connaissance est miné. Les marchands de rêve, illuminés ou avides de gains facile courent les rues. D'autant plus facilement que règne une dramatique inculture médicale de la population. Dans cette lettre hebdomadaire, j'ai risqué en 2010 dans la LEM 682 une proposition. Celle de dispenser à tous les adolescents un enseignement élémentaire de la médecine dès le lycée.
Cette idée, à ce jour et à ma connaissance, est restée sans suite.
Mais, pour qui est persuadé que sans vision systémique on ne peut que rester myope, il y a plus à faire avec les professionnels de la santé eux-mêmes. Pourquoi et comment, nous les modernes, nous sommes-nous volontairement coupés de toutes les médecines traditionnelles ? Les historiens de la médecine ont trop souvent été persuadés de la supériorité absolue de la pensée contemporaine pour quitter une attitude de supériorité condescendante en étudiant les anciens. Il est quand même curieux que toutes les traditions, d'un bout à l'autre du globe, racontent finalement les mêmes choses, s'appuient sur une même compréhension du cosmos, sur la même situation des hommes par rapport à des forces qui le dépassent.
Plutôt que chercher à faire entrer de force dans des têtes déjà bien rodées des routines techniques toutes faites, et de validité limitée, ne serait-il pas astucieux d'encourager les soignants à s'ouvrir à de nouveaux horizons intellectuels ? Non pas pour qu'ils gagnent plus d'argent ou en gaspillent moins dans des soins mal adaptés, mais pour qu'ils se sentent plus à l'aise dans leurs baskets professionnels.
Des médecins mieux dans leur peau, intellectuellement, moralement et osons le mot interdit, sprituellement; c'est la seule façon de traiter au bon niveau le phénomène de raréfaction des cabinets médicaux.
Tout intégrisme est un poison violent de l'humain. La pensée médicale unique est un intégrisme.
PS : Pour qui voudrait aller plus loin, ne pas manquer l'excellent livre de Claudine Brelet, anthropologue
«Médecines du monde, histoires et pratiques des médecines traditionnelles», Robert Laffont, 2002.
(Cliché Jacques Blais)