C'est grâce à l'Organisation Mondiale de la Santé, et au travail d'inventaire acharné de chercheurs comme Claudine Brelet ( cf LEM 760) http://www.exmed.org/archives12/circu760.html ) que la notion même de médecines traditionnelles a pu s'imposer. La dénomination de tradipraticiens est désormais d'usage courant dans certains pays d'Afrique, donnant un peu de brillant à nos esprits rodés à la pensée rationaliste, que celle de n'genga, de sorcier, de chaman ou de marabout.
Chacun a la boîte à souvenirs que les évènements de sa vie l'on conduit à se construire.
Que le lecteur veuille bien me pardonner de ne pas déroger à cette humaine disposition en tentant de ne tomber ni dans le radotage sénile ni dans quelque posture de donneur de leçons ou de conseils.
Avant de blanchir sous le stéthoscope, je pensais avec la fougue naïve de la jeunesse aux hormones bouillonnantes que la science médicale telle qu'elle m'avait été enseignée à Paris était un sommet de tout ce que les hommes avaient pu inventer au cours de leur histoire pour comprendre et soigner les maladies.
Je me souviens encore, au cours des années 1960, des violentes diatribes de Stanislas de Sèze (l'un des pères fondateurs de la rhumatologie) contre les manipulateurs de vertèbres dont la mode venue des USA sous le nom de chiropractors commençaient à envahir nos villes.
Hors du doctorat en médecine, point de salut. Tous les guérisseurs, rebouteux, radiesthésistes, magnétiseurs, jeteurs de sort, dormeuses, au même titre que les remèdes de bonne femme ne méritaient que le mépris condescendant des gens sérieux. Et la foudre des tribunaux, sous le couvert d'exercice illégal de la médecine. Jusqu'au jour où l'ordre des médecins a renoncé à porter plainte, chaque procès mobilisant une foule de supporters zélés témoignant aux procès constituant une publicité considérable et gratuite pour ces soignants hors la loi.
Tout frais émoulu du cursus universitaire me donnant le droit d'exercer la médecine,et avec le sentiment aigu que la formation hospitalière négligeait totalement la médecine générale qui était mon objectif, je me suis porté volontaire pour exercer mon service national au titre de la coopération technique en Afrique. Me voici donc, en 1966, parachuté en pleine brousse au bord du Lac Tchad dans un poste encore non médicalisé, avec mes idées toutes faites. Non dénuées, je m'en rends compte à distance, de certaines scories colonialistes. À tort ou à raison, me sentant porteur d'une certaine obligation de formation de la petite poignée d'infirmiers et d'aides-soignants/interprètes locaux, le choc culturel a été intense. La tradition islamique dans ce qui fut au 13ème siècle le puissant empire du Kanem demeurait très vivante, et difficilement accessible à un étranger aux langues locales.
Il y avait, bien entendu, un marabout local et nos relations n'ont jamais été conflictuelles. Il n'hésitait pas quand il le jugeait bon, ou quand les familles ne pouvaient plus à lui fournir les poulets, le poisson, le gombo ou le mil demandés en paiement, à conseiller à des malades de venir au centre médical.
Je dois à la vérité d'avouer que je ne me suis guère intéressé à cette médecine traditionnelle, me contentant de fustiger quelques pratiques que je jugeais médicalement dangereuses. Par exemple l'utilisation large de la bouse de vache dans des pansements sur les plaies inféctées, ou pour cicatriser l'ombilic des nouveaux-nés.
Mais tout le savoir traditionnel venu du fond des âges, toujours fondé sur des notions d'énergie non mesurable ni indentifiable par nos appareils de physique m'est passé au dessus de la tête. Je n'y ai vu que répétition aveugle de sortes de recettes de cuisine transmises de génération en génération, et pratiques empiriques sans grand effet observable.
Jusqu'au jour où, pris en charge par ses camarades de classe à son lit d'hôpital, j'ai vu un enfant sortir en quelques heures d'un coma hépatique spectaculaire secondaire à ce qui avait tous les traits cliniques (je n'avais pas de laboratoire) d'une hépatite virale suraigue réputée mortelle.
Jusqu'au jour où j'ai eu à faire face à une épidémie de variole transmise par des pélerins vers La Mecque venus par chameau du Nigeria voisin.
Seule parade possible en l'absence de tout traitement contre la maladie déclarée : une vaccination de masse, ce qui fut fait.
Le plus troublant est que les paysans locaux aient été capables de reconnaitre et de signaler la variole. De leur initiative, ils avaient conduit les personnes infectées dans un hameau isolé de quelque huttes, et avaient chargé des anciens qui avaient eux-mêmes été en contact avec des varioleux dans leur jeunesse de prendre soin des malades.
Les traditions aux similitudes troublantes ont accumulé des masses de connaissances sur les questions de santé.
Nous les avons méprisées, mais la roue tourne. Les effets indésirables de nos façons de soigner, leur coût sans cesse croissant, leurs limites de plus en plus visibles nous contraignent à nous poser une question.
N'aurions-nous pas jeté le bébé de la santé avec l'eau du bain des médecines dites primitives ? Autrement dit, n'est-il pas grand temps d'aller voir avec le plus grand sérieux d'investigation ce qui se passe du côté des tradiciens ? Sans oublier que tout praticien est porteur, même s'il en a perdu conscience, d'un bagage traditionnel qui fait de lui un soignant unique et indispensable, et pas un mécanicien interchangeable de la machine humaine.
(Cliché personnel : porteuses d'eau à Bol, 1966)
Alphonse Karr