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Un lecteur attentif, répondant à la LEM 839 (Identité, carte biaisée), a fait une observation, quasi clinique, qui me semble intéressante. Voici son propos. Chacun de nous s'affiche volontiers, et parfois avec une certaine fierté, comme différent de ceux qui sont autour. La recherche de l'originalité est un désir de sortir du lot, finalement elle constitue, avec plus ou moins d'adresse et de succès, un désir de domination. Notre animalité primitive (1), aussi refoulée soit-elle, en apparence, par toutes nos cultures, n'a pas perdu la trace comportementale de la dominance des groupes.
Alors, où peut donc se situer ce point commun qui fait, pour des esprits simplement instruits, qu'un homme est un homme ? Au sens, peut-être, de ce que suggère la belle devise de la République en France - utilisée depuis 1882 - et en Haïti depuis 1987. Liberté, égalité, fraternité. Seul bémol, et de taille, l'égalité républicaine est strictement limitée à l'application des lois de la nation. La même loi s'applique à tous, à chacun d'être assez rusé ou assez puissant pour la contourner en toute légalité. Car l'égalité et légalité, même s'ils sonnent pareillement à l'oreille, ne sont pas du même monde, ni du même mode pour des musiciens.
Qu'ont tous de commun les membres de l'espèce zoologique homo sapiens sapiens. Leur cerveau, tout simplement. Cet encéphale, aux millards de cellules, ressemble anatomiquement à ceux de multiples espèces animales. À une fonction unique près : nous seuls disposons d'une tête parlante. Ceux qui ont lu Don Quichotte se souviennent certainement de l'épisode remarquable de la tête parlante (2).
Le langage parlé, sous toutes ses formes dans le temps et dans l'espace, sous toutes ses variétés vocales ou graphiques, est notre bien commun. À moins que la maladie, l'accident ou le handicap ne nous en privent.
Ce parler, et son prolongement au delà d'une courte existence d'homme que constitue sa transposition écrite, c'est l'usage ou le mésusage que chacun en fait dans sa propre vie qui varie à l'infini d'un humain à l'autre.
En écrivant cela, j'ai l'impression d'enfoncer une porte ouverte. Et, en même temps, je suis persuadé que bien peu de gens ont pris la peine d'admirer le don incroyable, et aux ressources de créativité encore infinies qui en résulte. Nous en avons hérité, sans le moindre mérite, des générations qui nous ont précédées.
N'en déplaise au discours égalitariste à la mode du jour, la plus grande inégalité existe dans ce que nous faisons de notre tête parlante personnelle. Chacun peut trouver cela équitable ou non, mais telle est la réalité. Aussi peu discutable et aussi «injuste» que celle de nos différences individuelles devant les maladies auxquelles nous sommes tous exposés.
Là où il est si facile, et si courant, de déraper, c'est de donner une note comparative ( genre QI) à nos inégalités apparentes. Il n'y a ni la moindre infériorité dont se fustiger, ni la plus petite supériorité dont se pavaner à disposer de tel ou tel cerveau.
Peut-être en résulte-t-il simplement une responsabilité plus grande, à l'égard de la communauté des hommes, de ceux qui ont eu le privilège (indu, je le répète) de disposer d'une tête parlante capable de fonctionner avec plus d'aisance (ou moins d'entraves) que bien d'autres.
Et si des fois, cela ressemblait paradoxalement à une certaine forme de fraternité ?
On est ici en république, n'est-ce pas, alors à chacun la liberté de voir les choses à sa fenêtre.
Notes :
(1) NDLR : Du moins si l'on en croit les fidèles de Darwin.
(2) L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de La Manche, Miguel de Cervantès 1605, traduction de Louis Viardot (Garnier frères 1961).
Seconde partie, Chapitre LXII, page 995 « Qui traite de l'aventure de la tête enchantée, ainsi que d'autres enfantillages que l'on ne peut s'empêcher de conter ».
Pour aller ( beaucoup) plus loin dans l'exégèse, consulter
Dominique Aubier
«Don Quichotte, prophète d'Israël» éditions Ivréa, décembre 2013.
Stanislaw Jerzy Lec (poète et écrivain polonais 1909-1966)
Lien : http://www.exmed.org/archives08/circu532.html
