La
patiente
Elle écoute, cesse tout mouvement,
puis redresse la tête, et regarde le médecin droit
dans les yeux, décidée soudain.
Oui, oui mais je crois qu'il y a pire !
Le médecin
Expliquez-moi.
La patiente
Au moins deux fois depuis, c'est à dire en peu de jours
ou plutôt de nuits, j'ai fait des rêves…terribles,
terrifiants même !
Le médecin
Intéressé, il porte son
visage vers elle.
Racontez-moi ça.
La patiente
De nouveau elle paraît presque disparaître
sous ses cheveux, dans son grand manteau, et elle commence à
parler comme si ses propres paroles allaient l'anéantir,
l'effrayer.
Ma belle-soeur, Julie, elle avait eu son bébé.
C'était un petit garçon, dans mon rêve il
s'appelait d'ailleurs Julien, alors que cela m'étonnerait
qu'elle lui redonne son prénom à elle au masculin,
mais on ne sait jamais… . Et elle m'incitait à
prendre le bébé dans les bras, à le cajoler,
moi je ne voulais pas, enfin c'est…affreux parce que à
la fois j'avais une envie folle de le…serrer, de le broyer
(elle soupire comme si un sanglot sec
lui remontait dans la gorge) et puis je lui disais non
non j'ai peur de…de lui faire du mal, oui j'ai dit du
mal pas mal tout court, et puis j'ai fini par le prendre et
je.. et je… et je…
Comme affolée, elle se saisit la
tête, attrape ses cheveux, gémit.
Le médecin
Vous n'arrivez pas à le dire, alors dites moi si je me
trompe : finalement, vous l'auriez tué comment, en le
comprimant ?
La patiente
Elle regarde le praticien comme mue par
un étonnement considérable, ouvre de grands yeux,
écarte les mains, va pour parler et se ravise, puis se
décide.
Mais… mais vous ne trouvez pas cela monstrueux ? Vous
me dites cela comme ça, comment je l'aurais…
tué
? (Elle prononce le mot dans un murmure)
Mais c'est vrai, ce qui m'a… horrifiée, ce qui
me torture depuis ce temps, ce qui me rend folle, à moins
que je le sois d'avance, c'est cette idée : moi j'aurais
pu… tuer le bébé de ma belle-soeur ?
Elle s'arrête comme pour réaliser,
puis reprend comme si elle parlait à elle seule.
Alors que je m'occupe d'enfants, alors que je suis là
à reprocher à mes collègues de ne pas les…
les aimer assez, alors que je n'avais qu'une envie, c'est d'être
la première ?
Le médecin
Après lui avoir laissé
du temps, largement.
A quoi servent les rêves, à votre avis ?
La patiente
Elle le regarde avec doute et espoir mêlés.
A… à je ne sais pas, à se défouler,
à libérer le…l'inconscient, à fabriquer
des fantasmes, à tout ce genre de trucs là, je
suppose ?
Le médecin
A cet instant le téléphone
sonne, sur le bureau du praticien. La patiente a un air désemparé,
que perçoit aussitôt le médecin, il lui
montre nettement en la regardant qu'il y a un instant à
attendre, l'apaise d'un geste, ne décroche pas et la
sonnerie s'interrompt d'elle-même à la cinquième
sonnerie. Le médecin sourit calmement :
Excusez-moi, ma secrétaire est habituée. Nous
parlions du rôle que peuvent avoir les rêves…
On peut l'exprimer de toutes sortes de manières : à
créer de l 'impossible, à commettre les actes
inconscients que la réflexion ne peut accepter, ou les
actes…fous, comme vous diriez, disons déraisonnables
que la logique ou la morale ou l'éducation ou toutes
ces limites ne peuvent laisser venir, à construire, fabriquer,
inventer tout ce qui n'est pas réalisable dans le réel,
et puis certainement à faire sortir les pulsions, les
élans, la violence, mais aussi le plaisir, les fantasmes,
les envies, les désirs, ça doit servir à
tout cela, non ?
La patiente
Avec un immense sourire.
Je ne suis pas folle, alors ?
Elle regarde attentivement le médecin,
qui répond par un sourire, et un écartement des
mains offrant un acquiescement acceptable.
Et bientôt, comme un acte inconscient, machinal ou mécanique,
la jeune femme se lève, enlève son manteau, le
pose soigneusement sur le dossier de sa chaise ou un porte-manteau.
Elle relève impulsivement et tout aussi automatiquement
sa frange, dégage son front plusieurs fois avant de laisser
aller ses mèches, elle glisse derrière ses oreilles
les ailes de sa chevelure, elle rapproche son siège du
bureau, pose ses mains jointes sur la lisière du meuble.
Le tout sans y réfléchir, comme en se libérant
de la tension accumulée, comme des enfants auxquels on
dirait à la fin d'une heure de classe « vous pouvez
vous sauver » Elle se sauve, et en fait bien davantage
« elle est sauvée ».
Le médecin
Après l'avoir observée attentivement
et laissée faire longuement.
Vous aviez un doute ?
La patiente
Sur quoi ? Ah, sur le fait d'être normale ? Ecoutez quand
on rêve des trucs pareils on a peur, cela m'a terrorisée
vous savez, vraiment, et puis alors, sans me croire folle, non
pas complètement (Elle sourit en
secouant la tête et en réajustant ses cheveux après)
je commençais à imaginer qu'il me fallait
des calmants, des médicaments contre la dépression,
ou que j'allais devoir suivre une psychanalyse, vous voyez le
tableau quoi ?
Le médecin
Et maintenant, vous en pensez quoi, de toutes ces options ?
La patiente
Redevenant soudain soucieuse, préoccupée,
interrogative au moins.
Ben je ne sais pas, ça servirait à quoi que je
prenne quelque chose ?
Le médecin
Je suis assez d'accord pour partager votre question.
La patiente
Bon, enfin c'est vous le médecin, n'est-ce pas ?
Le médecin
C'est pourquoi je vais explorer deux ou trois autres domaines
pour étayer simplement, maintenant que je connais la
source de votre vraie demande de consultation, et maintenant
que vous avez votre réponse, oui vous êtes «
normale », comment dormez vous, je veux dire naturellement
pas de quel côté ou avec la lumière, mais
bien ou mal à votre avis ?
La patiente
Moyen, parfois mal carrément.
Le médecin
Vous vous endormez difficilement, ou bien vous vous réveillez
trop tôt ?
La patiente
J'ai de temps en temps du mal à trouver le sommeil.
Le médecin
Et vous diriez que vous vous sentez fatiguée ?
La patiente
Elle réfléchit avant de
répondre.
Oh, pas le genre de fatigue à ne pas avancer, non, plutôt
comme une lassitude, la nécessité de me pousser
un peu, de forcer.
Le médecin
Mais…au point de sentir une sorte de désintérêt,
de manque d'envie ?
La patiente
Elle hésite, soupire, se redresse.
Oh…non je ne m'imagine pas rester au lit, je vais à
mon travail généralement avec bonne humeur, même
si ce n'est pas parfait tous les jours, c'est ce que vous vouliez
savoir ?
Elle voit le praticien approuver de la
tête.
Non, ce qui peut arriver c'est que je n'aie pas un grand enthousiasme
pour les tâches ménagères, les courses,
la vaisselle, l'entretien…
Le médecin
Vous avez un mari ? Comment cela se passe-t-il ?
La patiente
Elle émet surtout un regard silencieux,
très interrogateur.
Euh…normalement je pense.
Le médecin
Vous lui avez parlé de tout cela ? De vos rêves,
de votre déception ? Il a exprimé un avis ?
La patiente
Je crois que je lui ai seulement dit quelque chose comme : «
dommage, j'aurais tellement voulu être enceinte avant
ta soeur… »
Le médecin
Souriant,
Et il vous a répondu « quelle importance ? »
c'est cela, non ?
La patiente
Elle ne répond que par un large
sourire valant approbation.
Le médecin
Vous…vous lui en voudriez un peu, presque ?
La patiente
Un peu agitée sur son siège,
mal à l'aise, déstabilisée.
Je ne peux…je ne vais pas lui en vouloir pour ça,
je n'avais qu'à arrêter ma pilule plus tôt
!
Elle demeure quelques secondes silencieuse,
puis poursuit.
Si j'ai attendu, c'est que je faisais confiance à ma
belle-sœur….enfin je ne vais pas recommencer mes
salades, elle est libre après tout, nous n'avions pas
signé de contrat…non, une sorte d'entente tacite,
simplement, en tout cas moi je l'avais assimilé à
cela.
Le médecin
Vos rapports… sur le plan de vos envies sexuelles, de
votre relation à votre mari, vous diriez que tout va
bien, cela se passe normalement ?
La patiente
Interdite quelques temps, elle réfléchit
avant de répondre.
Oui, oui, franchement oui, la seule chose c'est que, depuis
que je sais que sa soeur est enceinte je n'ai eu aucune envie
avec lui, non c'est vrai maintenant que vous m'y faites réfléchir.
Le médecin
La regardant autant comme en attente d'une
suite éventuelle que comme une manière d'évaluer
l'avancée de la consultation, qui dure déjà
depuis un grand moment.
Bon…en réalité, toutes ces questions, les
dernières, ces demandes d'informations, avaient pour
but de savoir si vous aviez besoin d'un traitement, mais je
ne le crois pas, en fin de compte vous éprouvez des petits
troubles modestes réactionnels, le sommeil, l'entrain,
l'envie, mais sans symptômes réels, non si on résume
vous veniez pour trouver une réponse à votre…normalité,
c'est bien cela ?
Il lui laisse le temps d'approuver de
la tête, du sourire, et du reste du non verbal, par son
attitude désormais ouverte et non repliée, elle
relève ses cheveux au lieu de se réfugier derrière
ou dessous comme au début.
Vous étiez affolée par vos rêves, qui vous
semblaient effarants, ou terrifiants, alors qu'ils n'étaient…que
des rêves remplissant leur mission, et finalement vous
êtes assez d'accord pour ressortir sans traitement après
notre entretien, oui ?
La patiente
Dans son regard, il y a une gratitude
particulière, qu'elle pense déjà à
manifester très nettement dans sa poignée de main
en partant juste après, elle la rendra insistante et
chaleureuse, pour le moment elle projette déjà
tous ses mercis dans ses yeux.
Je…je ne sais pas com… je vous remercie…beaucoup,
vraiment beaucoup, je…je vous ai pris un temps très
important et je…
Le médecin
L'essentiel est que ce temps là soit devenu très
important pour vous, moi je suis là pour ça, et
vous vous étiez sans bien le savoir venue aussi pour
ça…
Il prépare sa feuille de maladie,
qu'il remplit et signe. Ce que voyant, elle de son côté
sort son portefeuille ou son chéquier, en attente.
La patiente
Au fait, est-ce que je dois revenir vous voir ?
Le médecin
La regardant dans les yeux,
Qu'est-ce que vous en pensez ?
La patiente
Perplexe, elle ne sait trop que répondre.
Ben je…je ne sais pas.
Le médecin
Vous ferez comme vous le sentirez. Si vous sentez revenir des
interrogations, des doutes, ou tout simplement si vous éprouvez
le besoin de reparler de cela, ou d'autre chose, vous revenez,
c'est tout simple…
La patiente
Qu'est-ce que je vous dois ?
Le médecin
Vingt euros, s'il vous plaît.
Il lui remet sa feuille de maladie.
La patiente
Pas plus, je vous ai tenu très longtemps ?
Le médecin
C'est une consultation ! Je vous raccompagne.
Il lui laisse le temps de se rhabiller,
l'accompagne vers la porte. Elle lui serre la main longuement,
avec une émotion qu'il perçoit dans ses yeux,
son geste, sa durée, sa fermeté.
Elle répète « merci docteur », en
murmurant, et elle sort. Noir sur la scène. Fin de la
séquence. |