|
|
|
Deuxième tableau
(Le médecin et la déléguée médicale) |
Le décor est identique, un bureau
d'un cabinet médical. Le médecin fait entrer une
femme, qu'il laisse passer devant lui, et invite aussitôt
à s'asseoir.
Elle porte à la main une sacoche assez volumineuse, sur
le bras un imperméable. Elle donne une impression générale
d'élégance, avec une certaine aisance dans le
maintien, toutefois quelque chose d'un peu artificiel, comme
si elle tenait à se démarquer d'emblée,
montrer qu'elle appartient à un autre milieu que celui
des patients.
C'est une visiteuse médicale, chargée d'apporter
les informations aux médecins sur les médicaments,
nouveautés thérapeutiques ou rappels de produits
connus.
Elle est vêtue avec soin. On peut imaginer une jupe assez
courte de lin beige plissée, veste de laine rouge élégante,
chemisier noir brillant, collier joli mais sobre. Ou une robe
claire avec un foulard de marque autour du cou…Châtaine
ou blonde, coiffée avec soin d'une coupe moderne, courte,
entourant tête et front de mèches mobiles et habilement
taillées. |
La visiteuse
Elle pointe un doigt vers une des photographies
de paysages derrière le médecin sur son mur.
Elle est nouvelle, celle-là, non ? Il
acquiesce.
Et c'est où, cette fois ?
Le médecin
C'est un oiseau de paradis, des Galapagos celui-ci, il y a des
espèces voisines que les Réunionnais appellent
des « Paille en queue ». Tous ces oiseaux ont une
caractéristique, outre leur beauté, ils volent
extrêmement vite, et pour parvenir à les photographier,
même au millième, vous ratez des tas de fois votre
coup. En fait je n'ai trouvé qu'une solution, l'attraper
à la verticale au dessus de moi pour le cadrer, mais
j'ai bien dû m'y reprendre à quatre ou cinq fois…
La visiteuse
Il est vraiment très joli, esthétique…
Le médecin
En fait c'est une vieille photo, si je puis dire, cela doit
dater de dix ans, mais quand je la laissais dans la salle d'attente,
elle a été volée au moins trois fois, il
faut croire qu'elle est du goût de la clientèle
aussi, alors j'en ai eu assez et je l'ai rapatriée ici
dans mon bureau, c'est nettement plus difficile de la faucher...
La visiteuse
Vous voulez dire qu'on vous pique des photos, ici ?
Le médecin
Oh là là, si vous saviez ! Tout est volé,
tout ! Le papier des toilettes, les bombes de désodorisant,
l'aspirateur même une fois, il a fallu le mettre sous
clef, c'est surtout le samedi après-midi, le seul moment
où ils savent qu'il n'y a pas de secrétariat…
Même la petite reproduction de tableau dans l'entrée,
là-bas, il y en a qui ont dû croire qu'elle était
authentique, disparue aussi ! Mais pour les photos de ma salle
d'attente, c'est presque un défi, ou un jeu. Quand nous
avons déménagé ici dans ces nouveaux locaux
tout neufs, j'ai eu l'impression qu'entre les bandes de jeunes
il y a eu un pari : à celui qui parviendrait le premier,
malgré la présence de la secrétaire, à
faucher un des sous-verre. C'est pour cela qu'ils ont commencé
par les plus éloignés, sur le côté
du mur au fond, je pense, pas pour leurs vertus esthétiques
ou décoratives…
La visiteuse
C'est incroyable ! Mais pourquoi, par plaisir ?
Le médecin
Pour deux d'entre ces sous-verre, un coucher de soleil splendide,
et cet oiseau, j'ai fini par admettre qu'il devait exister une
affaire de goût, d'attrait, sont-ils dans une chambre
d'un adolescent ? Mais pour le reste, ne nous faisons aucune
illusion, ça doit se revendre et c'est toujours ça
de pris, 20 balles, enfin 3 euros à la brocante ou au
vide grenier du coin, cela paiera toujours une fraction de la
dose de came, ou un paquet de clopes…
La visiteuse
Vous avez une vision de la vie…
Le médecin
Lucide, c'est tout. C'est un des mots que j'emploie le plus
souvent. Vous savez, l'exercice de ce métier vous donne
une incroyable lucidité quant à la vie réelle,
pas celle dont les gens parlent entre eux quand ils n'en connaissent
que l'aspect de leur milieu, ou de certains médias chic,
ou du catéchisme politique ou religieux, non celle de
la réalité au quotidien…
La visiteuse
Mais c'est à ce point terrible ? je ne sais pas, on n'a
pas cette impression, et vos confrères du secteur ne
semblent pas…
Le médecin
Là encore, il y a ce qui est, et ce que l'on veut voir,
premier aspect, et puis ce qui diffère intégralement
d'un endroit à un autre. Dans notre coin ici, vous allez
dans la ville, la véritable, celle d'à côté,
certains confrères ont effectivement une clientèle
relativement aisée, entre guillemets correcte, normale
avec encore deux fois plus de guillemets, carrément des
pincettes.
Je dirais même, et puis vous passez le pont sur la rivière,
vous passez de notre côté, et tout change, vous
pénétrez dans la vie statistique, celle des banlieues.
La visiteuse
Mais je sais qu'on en discute souvent, en effet, c'est à
ce point là ?
Le médecin
Vous avez aussi un autre mode de sélection, qui est aussi
une manière de voir, une vision du monde. Vous pouvez
travailler du matin au soir, six jours sur sept, accepter absolument
tous les patients sans aucune exception de couleur, d'ethnie,
d'origines, de milieux, de modes de paiement ou surtout de non
paiement, et à ce moment là vous avez la vraie
vie réelle dans votre cabinet. Cela veut dire quelques
plaies par balles le samedi après-midi, des êtres
humains en détresse absolue et en dénuement culturel
total, 30 pour cent de personnes ne sachant pas lire, 58 nationalités,
et douze problèmes insolubles par jour, trois casse-tête
par heure, des existences absolument invraisemblables de complexité
et d'injustice, de cruauté et d'héroïsme…
Mais un métier extraordinaire, exténuant, la profession
à la fois la plus enthousiasmante et la plus difficile
du monde…
Il s'arrête un moment, pensif. La
visiteuse l'observe, silencieuse, en attente.
Et puis vous pouvez aussi décider de ne pas travailler
le samedi, ni le mercredi, de ne recevoir que sur rendez-vous,
avec des tarifs variables, et tout à coup vous avez une
profession d'article de journal, d'émission de télé,
de catalogue, l'imaginaire des étudiants qui choisissent
un métier d'illusion et de pouvoir, ou pire d'impression
de réussite sociale…
La visiteuse
J'aime bien venir chez vous, je vous le dis à chaque
fois, mais vous ne parlez pas du tout de votre profession comme
les autres, enfin c'est très rare disons.
Le médecin
Oh, à force de m'occuper de formation continue, d'enseignement,
d'écrire des trucs partout, je reviens sur cette lucidité
absolue nécessaire, j'ai fini par estimer à 75
% les professionnels de santé qui ont choisi ce métier
pour exercer un rôle, un pouvoir à la fois contre
la maladie, la mort, enfin pour faire vivre à tout prix,
même avec conviction parfois, et à 25 % les autres,
ceux qui ont décidé un jour d'aimer les êtres
humains pour des tas de raisons, d'en être aimés
en retour aussi naturellement, et d'aider tout simplement à
exister au mieux…
La visiteuse
Elle sourit, replace une mèche
sur son front, bouge sur sa chaise, puis parle.
Bon, mais ce n'est pas tout, vous avez un monde fou qui vous
attend, il ne faut pas que je vous retienne trop sinon il va
y avoir une émeute…
Le médecin
Souriant lui aussi,
Vous savez, souvent je repère une personne en salle d'attente
quand j'arrive, le plus tôt possible, je suis plutôt
du genre en avance que l'inverse. Et puis quand cette personne
passe à son tour, je regarde depuis combien de temps
elle était là, et je me dis, mais alors là
très fréquemment : « mais qu'est-ce qui
peut donc pousser ces gens à attendre une heure et demie
pour me voir, moi, alors qu'ils seraient reçus en un
quart d'heure ailleurs sans difficultés ? » Alors
il y a le fric, c'est vrai je ne suis pas cher, et je fais crédit,
voire même gratos en cas de nécessité, et
puis je reçois absolument tout le monde… En plus
paradoxalement les gens se disent que s'il y a du monde cela
doit être mieux, c'est bizarre ce masochisme à
attendre, mais bon c'est vraiment un métier incroyablement
complexe, parce qu' humain, tout simplement, non ? Enfin c'est
ce que j'en conclus.
La visiteuse
Souvent, je me demande comment vous parvenez à ne pas
être totalement exténué, usé, voire
anéanti le soir après des journées pareilles,
ce doit être parfois terrible, non ?
Le médecin
Je vais répondre par un biais. D'abord parce que ce doit
être plus facile, sans pour autant me dérober le
moins du monde, au contraire. En tout premier lieu j'ai choisi
ce métier par amour, par passion, par envie, et même
après tant d'années j'ai encore l'impression de
parvenir à être utile, et à justifier mon
enthousiasme intact…
La déléguée médicale
Ce n'est pas le cas de tout le monde…
Le médecin
Absolument, je constate cela sans cesse en m'occupant aussi
de formation continue et d'enseignement. Et je plains de tout
mon coeur les confrères qui se retrouvent à exercer
ce métier pour avoir voulu faire plaisir à Papa
ou à Maman, ou avec une idée totalement fausse
de pouvoir, d'aura, de notoriété, ils sont déçus,
tout comme ceux qui voulaient être ingénieurs,
commissaires-priseurs, banquiers, ou professeurs, ce doit être
affreux de pratiquer un métier à contrecœur,
ou faute de mieux, ou parce que d'autres ont décidé
pour vous.
La visiteuse
Mais même selon un point de vue comme le vôtre,
cela doit demeurer épuisant ?
Le médecin
Oui, cela peut arriver bien sûr, mais dans les pires moments,
vous avez soudain affaire à un ou une patiente dont la
situation, le profil, la demande, la détresse, le besoin
d'aide et d'écoute, vous réconcilie avec tout
et vous mobilise tellement que plus rien d'autre ne compte,
qu'être utile, de donner et de recevoir autant. Dernier
point, tous les gens ne posent pas véritablement problème,
heureusement pour nous et eux d'ailleurs, et il y a des intermèdes
très agréables, amusants, intéressants,
joyeux souvent, souriants…
La déléguée médicale
Je vous le souhaite.
Le médecin
Et puis la variété est telle qu'en faisant preuve
d'une grande flexibilité et d'adaptation, un patient
va nécessiter six minutes pour régler une affaire
de papiers, d'administration, le suivant un quart d'heure pour
une consultation « normale » entre guillemets, et
dans la journée cela n'empêchera pas trois personnes
de justifier une écoute de 45 minutes parce que cela
s'est trouvé absolument indispensable, l'occasion où
jamais pour eux de parler…
La visiteuse
Bon, vous avez toujours la foi à ce que je constate.
Tiens, j'y repense parce que je m'étais promis de demander,
la grande photo au fond, dans la salle d'attente, cette façade
superbe, travaillée, avec des volets de bois et des peintures,
c'est où ?
Le médecin
Au Yémen, oui l'architecture y est étonnamment
belle, travaillée, avec une différence entre les
étages des grands bâtiments, celui à moucharabieh
des femmes, les fenêtres en opale presque translucide
des couples, puis les étages des familles, du personnel,
c'est un pays à la fois terriblement difficile et étrangement
beau, superbement beau, tant en paysages que pour ces maisons
peintes, comme des visages de femmes maquillées dans
un pays où elles sont voilées de la tête
aux pieds. Bon, enfin je vous en parlerais des heures…
Il garde le silence, comme s'il entrait
dans ses souvenirs.
A part cela, quoi de neuf chez vous ?
La visiteuse
Vous voulez dire dans mes produits ?
Le médecin
Oui, à moins que vous n'ayez à m'annoncer je ne
sais quoi, une promotion comme régionale, un événement
inespéré, ou attendu, je ne sais… ?
La déléguée médicale
Non, pas vraiment, comme nombre de mes collègues j'ai
une vie de bagarre entre un divorce traînant pas très
facile, un fils adolescent qui commence à ruer dans les
brancards, un directeur régional, justement, et une hiérarchie
qui ne se préoccupent tous que du nombre de boîtes
prescrites comme si je disposais d'un carnet de commande, enfin
la routine du boulot, quoi, mais je ne vais surtout pas vous
ennuyer avec cela. Tiens par contre, le Docteur Donval, que
vous connaissez particulièrement bien, m'a chargé
de vous transmettre ses amitiés, je l'ai vu hier et il
savait que je devais vous rendre visite aujourd'hui…
Le médecin
J'aime beaucoup cet homme là, en fait c'est surtout un
type que j'admire. Vous voyez, ce genre de parcours complètement…inattendu,
et d'autant plus…non seulement méritoire ce qui
serait déjà énorme, mais en même
temps humble, modeste, alors que cela a dû être
si difficile. J'ai rencontré plusieurs exemples de confrères
comme cela, ils ont très souvent réussi à
devenir médecins après des vocations particulières,
on les retrouve dans la formation, l'enseignement, des engagements
inhabituels, avec une force de conviction, un enthousiasme,
un amour profond de leur travail. C'est drôle, ces médecins-là
racontent tous leur histoire de la même manière.
Ils vous expliquant que leur père était menuisier,
ouvrier, la mère couturière, ou blanchisseuse,
femme de ménage. Et ils ont tous ces phrases merveilleuses
et… terribles lorsqu'on y songe, en ce que cela révèle
d'un état d'esprit familial, sociologique. Parce que
ces différents confrères m'ont tous dit, à
un moment, je ne « pouvais » pas être médecin,
comme on dit cela ne se faisait pas, presque ce n'était
pas convenable, et certains ajoutaient à demi-mot, «
cela aurait été trahir, renier mes origines, mes
racines », vous imaginez ?
La visiteuse
Avec des yeux étonnés,
Oui…
Le médecin
Alors ces gens là, tout jeunes qu'ils étaient
à leurs débuts, ont dû négocier,
en réalité, ils ont si je peux dire visé
la première marche, c'est comme cela qu'ils décrivent
leur affaire, l'un aura obtenu de tenter d'être infirmier,
un autre instituteur. Puis à partir de là, devenus
autonomes et acceptés par leurs parents, pas toujours
facilement au départ, et si fièrement ensuite,
l'instit deviendra prof, de physique par exemple, il s'arrangera
pour être nommé assistant de travaux pratiques
à la Fac de Médecine, il utilisera les passerelles
d'équivalences et hop il va à la force du poignet
devenir médecin, comme dans son rêve…et l'infirmier
fera pareil, médecine en travaillant comme infirmier
de nuit en hôpital. Je trouve cela admirable, méritant
au possible, et ils expriment un tel respect, une vénération
pour leurs parents, c'est très émouvant.
La visiteuse
Sûrement, oui…
Le médecin
Et Donval, je l'admire pour tout cela, et bien d'autres points
encore ou caractéristiques, c'est un de ces médecins
précisément qui aiment les gens, oui, il soigne
pour aimer…
La visiteuse
En tout cas il vous apprécie beaucoup aussi, c'est certain…
Elle hoche la tête méditativement,
puis après un mouvement machinal vers ses cheveux, pour
les remettre en place sans qu'ils en aient le moindre besoin,
elle ouvre sa sacoche et en tire un « aide visuelle »
un carton glacé coloré comportant des graphiques
et des images publicitaires destinées à illustrer
la présentation de ses médicaments.
Bon, je vous parle un peu de mes produits, parce que…
Elle effectue un vague et vaste geste
de la main, signifiant aussi bien la salle d'attente est pleine,
que c'est mon métier, ou le temps passe…
A ce moment- là, le téléphone sonne et
le médecin décroche dès la deuxième
sonnerie, avec un geste d'excuse en direction de la déléguée
médicale. |
|