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La santé est notre affaire à tous

Le médecin
Oui ? …ah oui oui… tout à l'heure ? Non, non vous avez très bien fait ce n'était pas le moment…oui ? ...bon d'accord je prends.
Allo ? Oui c'est moi, la secrétaire me dit que vous avez déjà appelé, oui vous aviez besoin de… ? C’est pour lequel, pour Grégory, oui d'accord, mais vous avez son carnet de santé sous les yeux ?... Oui, alors ouvrez la page des vaccinations, oui c'est vers la fin… non regardez surtout la date de la dernière où vous lisez DTPolio, ou un truc de ce genre… oui c'est bien ça, c'était quand ? Bon alors effectivement c'est cette année pour son rappel… oui oh quand cela vous arrangera, ou bien il viendra tout seul, non ?... non, ce n'est pas du tout à un mois près, quand cela sera le plus facile, c'est ça… Bon eh bien je laisserai une ordonnance demain au secrétariat, et comme cela vous irez le chercher à la pharmacie, non il a changé de nom, mais ce sont les mêmes vaccins à l'intérieur vous savez, d'accord ?... oui oui, je vous en prie, ça va vous ? Allez alors, à un de ces jours, au revoir !
La visiteuse
La petite commande par téléphone…
Le médecin
Oui, encore que là, il n'y a rien à dire, la mère se renseigne pour le rappel de vaccin, mais des fois c'est invraisemblable : « je voudrais ça pour moi, et puis ça pour la grand-mère, ah au fait vous pourriez mettre les gouttes pour les yeux du chien aussi, cela nous dépannerait, vous comprenez le vétérinaire il nous prend trois fois plus que vous et ce n'est pas remboursé, et puis tant que vous y êtes il me faudrait trois certifs, un pour la piscine du grand, un pour le karaté du petit, et un pour mon mari, pour son squash… » Alors là quand vous leur expliquez qu'il faudra d'abord que le mari vienne se faire examiner, vous ne l'avez pas vu depuis deux ans, parce qu'il a dû aller ailleurs ou à la médecine du travail… Bon enfin on doit tous vous bassiner avec nos histoires de self-service de la médecine, mais il est vrai que si l'on y prend pas garde cela devient terrifiant, je veux tout, immédiatement, gratuitement, même ce qui est impossible, illogique, illégal ou inadmissible…quand cela ne se termine pas par une discussion interminable, moi je résiste intégralement quand ce n'est pas justifié, alors à la fin, une fois sur deux, j'ai la pimbêche de 25 ans qui me balance « mais enfin d'abord en quoi ça peut vous gêner vous, de me faire un arrêt de trois jours comme ça, la sécu n'intervient même pas, alors, si c'est une question de fric je le laisserai à votre bureau, mais moi j'ai pas le temps et il faut absolument que je leur donne ce papier demain… »
La visiteuse
Oui, tous vos collègues racontent cela, c'est incroyable, et vous faites quoi ?
Le médecin
Moi je fais de l'instruction civique, je réponds le plus calmement du monde : « vous avez raison mademoiselle, cela ne concerne même pas la Caisse de Sécu, absolument pas mon argent, cela n'a rien à voir, non c'est juste une question d'honneur, d'honnêteté, de probité, de respect de mon métier, et de responsabilité, et tout cela c'est énorme vous voyez, mais ce sont des mots oubliés, des mots de vieux, d'autrefois, simplement il se trouve que j'y tiens absolument sans cela j'exercerais un autre métier, alors voilà, je vous ai expliqué pourquoi pour ma part, cela n'engage que moi, je ne vous délivrerai JAMAIS un arrêt par téléphone parce que cela vous arrange, alors je vous dis très poliment au revoir quand même… »
La visiteuse
Elle remue sa main de haut en bas comme pour souligner l'effet de violence du sermon.
Dis donc ! ! Bon allez, je vais me faire écharper en sortant. Alors aujourd'hui je vous rappelle d'abord la gamme du digestif, les sachets…
Le téléphone sonne de nouveau. Le médecin hésite deux secondes, fait un signe d'excuse, et décroche à la troisième sonnerie.
Le médecin
Oui ?..... Non allez y…la quoi, ah la Brigade des Mineurs oui ? Il a légèrement baissé le ton, et s'est un peu détourné. La visiteuse plonge le nez dans ses papiers mais demeure assise à sa place… Oui alors passez les moi… non, c'est la même que l'autre fois ? À propos de… oui c'est ça, oui je pense que c'est pour la Commission rogatoire… bon, je la prends, oui, merci.
Allo ? Oui c'est moi…oui c'est avec vous que nous avions discuté longuement la semaine dernière, à propos de cette petite…oui, il faut absolument la protéger, c'est cela, la mettre à l'abri il n'est pas question qu'elle endure encore cela plus longtemps, vous imaginez ?
Il se recule un peu dans son siège, regarde la visiteuse en face de lui, elle demeure en apparence neutre et absorbée, mais en réalité ne perd pas une miette des bribes de ce qu'elle peut comprendre dans les parties où le médecin intervient.
Oui… oui…oui je vois, mais vous avez du nouveau ?.....qui, le père ou… oui… mais c'est elle, Laetitia qui…ah non, la mère a fini par admettre…ah oui, lui… oui donc c'est son frère à elle ça, ah oui… bon donc ça va suivre son cours maintenant…
Il jette de nouveau un coup d’oeil en direction de la visiteuse, qui semble soudain à la fois agitée et abattue, pâle, elle fait mine de se lever, se rassied, elle met plusieurs fois sa main dans ses cheveux. Le médecin place sa main sur le micro du combiné, et susurre seulement des lèvres « ça va ? » se demandant si elle souhaite sortir ou se dégourdir les jambes.
Oui…bon alors ce serait pour la Commission rogatoire, vous venez ici avec votre machine, à deux oui comme d'habitude, disons que pour moi le mieux ce serait à 13 heures, avant la consultation, qu'on ait le temps tout en étant tranquille… …Mercredi cela vous va ? Oui, celui-la…bon alors entendu, à mercredi, au revoir inspecteur, oui au revoir Madame…
Il se redresse, perçoit le trouble en apparence intense de la déléguée médicale, à la fois comme si elle étouffait, comme si elle allait se trouver mal, elle s'agite et s'effondre sur elle-même peu à peu. Il s'adresse à elle :
Vous…vous voulez…boire un peu ?
La visiteuse
Oui, oui je veux bien.
Il se lève pour lui remplir un verre d'eau à son lavabo. Elle l'avale d'un trait et paraît un instant légèrement mieux.
Merci, merci…excusez moi je...je suis complètement désolée, je...je crois qu'il vaut mieux que je parte, je...je ne vais pas être capable de…
Le médecin
Oui, ça je le vois bien, et j'ai bien compris que c'était ce coup de fil, je suis navré, je ne pouvais pas…et je n'ai pas osé vous suggérer de…j'aurais dû demander à la secrétaire de me passer l'appel dans un autre bureau, je…
La visiteuse
Je suis confuse, je ne…je crois que je ne me suis jamais sentie aussi mal de ma vie….c'est…c'est comme… oh
Elle se met à pleurer, silencieusement d'abord, puis plus bruyamment. Elle cherche des mouchoirs le médecin lui tend un paquet de kleenex, et puis il attend, patiemment qu'elle parvienne à se calmer.
Le médecin
Vous voulez encore boire ?
La visiteuse
Elle commence à parler, ratatinée sur elle-même, triturant ses cheveux, son mouchoir, son collier, monocorde et à voix presque basse.
C'est exactement comme si je recevais un…un coup de poing dans la figure vous voyez, le coup de poing de ma vie…et en plus jamais ( Elle pleure de nouveau quelques secondes, puis respire profondément) jamais je n'ai eu une seule occasion de parler de cela à quiconque…la campagne vous savez, une famille de sept enfants, moi j'étais l'aînée, responsable de tout le monde pendant que les parents s'occupaient des bêtes, de la basse-cour, ce que vous avez dit tout à l'heure déjà m'a terriblement touchée, à propos de vos confrères, comme s'ils trahissaient leurs parents…
Elle s'arrête un instant, s'essuie les yeux, se mouche.
Un seul droit pour moi, celui de me taire, pour ne pas faire de peine, pas de vagues…j'ai haï ma mère…haï jusqu'à mes trente ans au moins, qu'elle n'ait rien vu, ou pire rien compris, ou pire rien voulu dire, faire, ni parler ni agir ni prendre des mesures…
Calmée, elle reprend un peu d'assurance, mais semble toujours parler pour elle-même.
Au début je n'ai rien deviné, rien perçu, vous pensez son frère était curé, en plus, il venait déjeuner tous les dimanches après la messe, et puis il m'emmenait dans ma chambre, il était supposé m'aider pour les leçons, puisque lui était instruit, et puis un coup de catéchisme par là dessus cela ne faisait pas de mal…Au départ je le trouvais gentil, moi j'avais dans les douze ans, cela m'étonnait pour un abbé en soutane qu'il me parle de mes seins qui poussaient bien, et puis qu'il fallait être bien propre dans sa petite culotte…d'ailleurs fais voir ça ma puce.
Elle se lève, marche deux pas, vient se rasseoir.
Quand je vous ai entendu évoquer ce genre de truc, la Brigade des Mineurs, le frère, la petite…je vais vous dire une de mes petites soeurs s'appelle aussi Laetitia, et tout à coup je me suis demandée, affolée, s'il avait…
Elle se mouche de nouveau.
Vous comprenez dans nos campagnes, on étouffait à tous les sens du terme, on étouffait d'ennui, on étouffait les rumeurs, les affaires, toutes les ignominies bien glauques, mais terriblement cachées sous les soutanes, sous les nappes, sous la bienséance et le respect, sous l'hypocrisie la plus ignoble…
Le médecin
Et...finalement ?
La visiteuse
Finalement c'est moi que l'on a éloignée, naturellement, c'est bizarre un jour, comme quoi je n'ai jamais, jamais cessé de repenser à cela, avec les histoires de vache folle et de tremblante du mouton, je me disais maintenant on liquide le troupeau entier, principe de précaution, et dans le fond autrefois, la vache folle on la virait aussi loin que possible… C'est ce que je me disais, la vache folle c'était moi, j'aurais risqué de contaminer la couvée, avec mes idées noires comme la soutane, et surtout de créer le scandale, vous pensez, Monsieur l'Abbé, le frère de Madame, avec toute la petite troupe de louveteaux autour là, mes frères et soeurs.
Le médecin
Mais vous avez pu en parler à quelqu'un ?
La visiteuse
C'est étonnant, mais souvent dans les campagnes, la personne importante, pourtant dans l'ombre, c'était un des grands-parents. Je suis certaine que la mère de mon père avait deviné, ou compris au moins, en plus évidemment elle ne supportait pas la famille de ma mère, vous pensez les uns étaient dans le cochon les autres dans la vache, c'est comme s'ils avaient fait dans le boudin et le fromage, ou dans la vigne et le fruitier, ou encore le maïs et le tournesol dans les années récentes, vous n'imaginez pas les clans dans les campagnes !
Le médecin
Elle vous a aidée ?
La visiteuse
On ne peut pas dire qu'elle m'ait parlé, écoutée, ou véritablement comprise, mais elle a été efficace. Quand j'ai commencé à piquer des crises le dimanche, à refuser d'aller à la messe, refusé d'embrasser le curé, quand je suis devenue ensuite triste, silencieuse, abattue, solitaire, maigre, quand je me suis battue avec tout le monde à l'école, elle a suggéré de m'envoyer à la ville, au collège. Je n'ai jamais su comment la remercier, mais cela m'a sauvée. J'ai trouvé ma place, c'était très dur l'internat pour une fille, mais je ne voulais revoir personne, même quand je le pouvais les week-ends je ne rentrais pas, je disais que j'avais des devoirs. Je me suis plongée dans les études, vous pensez personne n'avait jamais été jusqu'au brevet dans ma famille, je présume que tout le monde m'a trouvée étrange, étrangère même, renégate, ingrate, foldingue, une vraie fille de la ville. Je m'étais trouvée une copine, je lui avais évidemment raconté mon histoire, et comme par hasard elle aussi avait subi des attouchements de la part de son propre beau-père… Actuellement on devient terriblement vigilant, voire même suspicieux, en tout cas attentif, et puis les enfants peuvent trouver des interlocuteurs à qui se confier, il y a des services, des brigades, des travailleurs sociaux, parfois les institutrices parviennent à repérer des comportements qui attirent leur attention...
Le médecin
Vous, en dehors de la grand-mère paternelle…
La visiteuse
Oui, et comme je vous dis, elle m'a rendu service, mais jamais, vraiment jamais je ne suis parvenue à expliquer à...qui que ce soit l'attitude du saint frère, bon il ne m'a pas...violée
Elle a baissé nettement la voix.
Mais c'était intolérable, humiliant, inconcevable, je me sentais désespérée, abandonnée, rejetée, maudite, anormale, salie...
Le médecin
Quel contact avez vous avec votre famille ?
La visiteuse
Aucun. Rien, j'ai fui, je me suis retranchée derrière les kilomètres, la distance, le travail, j'ai dû certainement passer pour une ingrate, une épouvantable fille, c'est vrai finalement j'ai fait payer à tous, y compris mes frères et soeurs, cette affaire, mais je ne pouvais pas retourner dans ce silence hypocrite effroyable. Et vous voyez, cela m'est retourné à la figure comme un monstrueux coup de batte de base-ball, à l'occasion du coup de fil que vous venez de recevoir, et cela a réagi tellement fort que je me félicite de n'avoir jamais retourné cette boue…
Le médecin
Comment vivez vous, je veux dire réellement, avec ce poids, ce secret, ce silence, voire même cette haine enfouie ?
La visiteuse
Elle laisse un temps de silence assez prolongé, une réflexion qu'elle passe à se ronger un ongle, à toucher ses cheveux, à tirer sur un pli imaginaire de sa jupe.
C'est le mot haine qui me frappe le plus. Elle a été gigantesque, insupportable, longtemps. Et puis elle s'est remplacée par...la distance je crois. Ce que je vais dire est effroyable, odieux, mais en mûrissant, en vieillissant, en devenant adulte responsable j'ai eu l'impression d'observer tout ce groupe familial de très loin, comme à travers un écran… .
Elle émet un sourire, ou plutôt une sorte de rictus d'amertume.
Je vais utiliser une comparaison ignoble, mais j'assume, comme si je regardais des poissons tourner dans leur bocal, vous voyez, ils vont, en rond, sans parler, sans se toucher, avec leurs grands yeux glauques, ou alors comme des lapins, ça c'est le reliquat de la campagne à travers le grillage du clapier. Idem, ils ne disent pas un mot, vous regardent en relevant leur lèvre, collés, eux, les uns aux autres…
De nouveau elle s'arrête un instant, pensive.
Alors j'aurais tendance à dire qu'il n'y a plus la haine, de la pitié peut-être, non de la commisération, comme si je me répétais « ils ne savent rien, même pas le mal qu'ils font, puisqu'ils n'ont jamais rien su comprendre, deviner, en allant jusqu'au pire, ma mère était-elle capable de distinguer l'arrière-fond d'horreur et de perversité sous le catéchisme et la façade de protection de la soutane ? » Je finis par me dire que son imaginaire, ses apprentissages, son monde, n'étaient pas assez larges pour pouvoir se figurer ou formuler d'autres hypothèses que celles qui étaient en apparence « normales »
Le médecin
Et le reste, le poids, le silence, le secret ?
La visiteuse
Je vais encore répondre à côté. Ce que je suis parvenue à écarter, c'est l'idée que c'était de ma faute, que je m'étais mal comportée, que je n'avais pas été une gentille petite fille à sa maman obéissante. Non, au contraire, j'ai été longtemps, après, au collège, rebelle, révoltée, peu facile, et d'ailleurs cela commençait tellement avant que c'est une des raisons poussant ma grand-mère à suggérer l'éloignement salutaire. Du coup, c'est comme si j'avais soulevé le couvercle, celui de la cocotte-minute, allégé le poids…
Le médecin
Il reste juste le secret… .
La visiteuse
Oui, très probablement, la preuve c'est terrible de le percer maintenant, tous ces trucs que l'on dit ou lit sur les abcès à crever, l'aveu qui soulage, il n'existait qu'un seul être humain au courant, cette copine de classe ayant subi la même chose, vous me direz que c'était un partage de misères, pas une démarche thérapeutique, alors maintenant il y a vous…
Elle réfléchit un moment.
D'avance…est-ce que cela veut dire que je suis une inquiète, une tourmentée, une questionneuse, d'avance je me demande comment je pourrai fonctionner plus tard vis à vis de vous, professionnellement ? Si je débarque dans votre bureau comme déléguée, et qu'instantanément vous pensez « ah, c'est celle que le curé tripotait », si de mon côté je ne suis plus moi-même, plus naturelle…cela me trouble.
Le médecin
Je peux vous dire ce qui me vient ?
La visiteuse
Oui, je compte même là-dessus !
Le médecin
D'abord nous pourrons parfaitement séparer les deux registres, il suffit de le décider d'un commun accord. Vous venez en tant que déléguée, vous avez la sacoche, la tenue, les horaires, et nous procédons exactement comme d'habitude. Vous avez éventuellement besoin de me voir un jour dans un tout autre registre, vous venez sans sacoche, comme vous êtes dans la vie courante extra-professionnelle, dans mes horaires à moi. C'est un premier point.
Maintenant nous pouvons discuter d'une autre hypothèse, vivre à présent avec cette résurgence est trop douloureux, vous vous sentez mal, ce secret que n'auront jamais partagé vos proches, votre position inconsciente par rapport à votre fils, l'implication de cette histoire, qui est la vôtre, dans votre vie y compris conjugale, nous en parlons et je vous propose les services d'un confrère spécialisé pour travailler là-dessus avec vous…
Il s'arrête un instant et la regarde attentivement. Rassuré de la voir très attentive et intéressée, il poursuit:
Dernier point, enfin peut-être, expérimentalement vous ne pouvez imaginer le nombre de situations dans lesquelles le médecin est impliqué sur plusieurs fronts. Il est invité avec son épouse chez des amis, et la femme de l'autre couple d'invités, simple exemple, se trouve être une patiente dont il connaît des évènements de la vie qu'il est le seul à connaître. Parfois de manière incroyable : banal, il sait qu'elle trompe son mari, complexe, il n'ignore pas qui est le vrai père d'un de ses enfants, effarant il sait qu'elle a été une enfant adoptée, ce que le mari ignore… Autre situation un peu extrême, mais si fréquente, rien de plus obscur que les familles, sa propre belle-soeur, épouse de son frère comme supposition, est venue en consultation à l'insu de son homme lui confier des choses terribles, qui peuvent couvrir l'éventail des secrets de famille horribles, Chabrol vous voyez, son mari boit, il la frappe, il se déguise en femme, ou bien plus ordinaire c'est elle qui boit ou se shoote, ou elle ne peut s'empêcher de sauter le facteur, le plombier, le réparateur, le voisin de palier… Tout ceci pour dire, bien au delà de l'existence si souvent invraisemblable de complexité des gens, que le médecin apprend, doit impérativement apprendre, à resituer instantanément chaque personne comme un être humain individuel dans un contexte déterminé de l'ici et maintenant. Vous êtes d’accord, et cela vous rassure ?
La visiteuse
Oui, je crois que je comprends.
Le médecin
Pour finir, s'il fallait à chaque fois que l'inconscient du médecin l'envahisse au point de le perturber quand il rencontre, je ne sais pas, le Maire de la Ville lors d'une réception, pérorant, discourant, menant son monde, imposant le silence, sa parole, ses décisions, sa politique, quand il sait que, dans l'intimité de son cabinet, le même être humain démuni, fragile, dominé par son épouse à un point pitoyable, se tient tremblant devant le même praticien, pendant que sa femme, qui l'a déjà humilié en le faisant mettre en slip au bout d'une minute, l'abat froidement et sadiquement, d'une phrase : « bon, Louis, le docteur n'a pas que cela à faire, alors tu lui montres ça vite fait, enlève ton caleçon le docteur a l'habitude, moi je te dis depuis toujours que ce n'est pas normal que ton zizi se recroqueville comme cela, en devenant minuscule ! »... La vie, vue d'un cabinet médical est une source inépuisable de tragédie quotidienne, de farces et attrapes, de comédie de la vie, de détresses incommensurables, et de dérision de l'instant, vous savez…
La visiteuse
Je ne…je ne sais plus trop quoi vous dire…cela vous paraîtrait anormal que je ne vous parle finalement pas de mes produits, pour aujourd'hui ?
Le médecin
Vraiment pas…
La visiteuse
D'autant que je vous ai encore monopolisé un temps fou, dehors (Elle montre vaguement la porte du bureau menant vers la salle d'attente) ils vont véritablement avoir des raisons de m'en vouloir, non ?
Le médecin
Il y a une chose qui me paraîtrait toujours la pire, pour n'importe quelle personne, c'est de ne pas être parvenue, le jour où l'occasion se présentait, à l'heure où elle avait besoin d'être saisie, à dire ce qui était à ce moment-là, juste dans l'espace des quelques secondes qui changent une vie, le fait, la phrase, le mot le plus fondamental de la vie. Ces instants qui, dans une vie, modifient l'existence, vous voyez ce que je veux dire ? Le type qui a une occasion exceptionnelle pour réaliser un rêve, accéder à une mission, sauter sur une chance, et il a préféré répondre à son portable, où on lui demandait « t'es où ? » quand son existence allait évoluer. La fille qui s'apprêtait à dire « je t'aime » juste avant que le mec ne se retourne définitivement, brisé, et il serait resté, il l'aurait avalée de bonheur et de baisers, à la place elle a dit au revoir, et ils n'ont réussi à se revoir que neuf ans plus tard, elle avait deux gosses et lui avait déjà divorcé d'une autre…ou bien la personne qui, en entendant une conversation téléphonique, manque de tomber dans les pommes, et ne saisirait pas l'unique, l'exclusive occasion de sa vie pour…pour guérir peut-être ?
La visiteuse
Elle regarde le médecin, sourit largement, ramasse ses affaires, se lève lentement, et dit :
Merci… merci.
Et elle part, juste avant la porte elle se retourne.
Je reviendrai, ce que je ne sais pas c'est dans quelle…tenue, comme vous dites, en costume de déléguée à sacoche, ou en femme qui vient revoir un médecin. Mais je reviendrai. Merci encore.

Noir sur la scène. Fin de la deuxième séquence.

L'intervalle entre celle-ci et la suivante, la troisième, sera plus prolongé, laissant au médecin le temps de changer très peu de tenue. Par exemple de costume, ou au moins de veste, montrant que l'action se situe un autre jour, dans le même lieu mais lors d'une autre période de consultation. On peut aussi, par un jeu de lumière, suggérer l'après-midi au lieu du matin, ou l'inverse, allumer la lampe de bureau, fermer un volet.
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