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La santé est notre affaire à tous



Troisième tableau

(Le médecin et de nouveau « la patiente du début »)


Le décor reste identique, mais le médecin, le même, a changé un peu de tenue, l'éclairage s'est modifié, la lumière extérieure éventuellement aussi, montrant qu'il s'agit d' un autre jour, et d' une autre heure, peut-être même d'une saison différente.
Le médecin fait entrer une jeune femme, qu'il ne reconnaît pas instantanément mais rapidement. C'est la jeune femme du premier tableau. Mais elle a changé de coiffure, relevant par exemple ses cheveux, avec aussi sa frange balayée, des boucles d' oreilles. Et elle porte cette fois, au lieu de ce grand manteau qui l'engonçait, une veste légère sur un pantalon simple et commode, avec une jolie chemise un peu garçonnière dans sa coupe, mais au coloris élégant, rouge cerise avec des rayures blanches par exemple
.
Le médecin
Bonjour, entrez, asseyez vous, installez vous où vous voulez, je vous en prie.
La patiente
Merci.
Elle commence par s'asseoir, puis se ravise et ôte sa veste pour la poser sur le dossier de la chaise. Elle arbore alors un large sourire en direction du médecin, comme en attente.
Le médecin
Qui, en la regardant, la reconnaît soudain, et s'illumine à son tour.
Ah pardon, mais c'est la « dame des rêves » qui les trouvait bizarres, très heureux de vous revoir, comment…comment va votre vie ?
La patiente
Elle a un air presque surpris quelques secondes, puis sourit plus intérieurement.
J'aime bien votre formule…
Elle paraît presque intimidée, hésitante.
Ma vie…va, progresse, non cela irait plutôt assez bien…
Le médecin
Mais vous êtes cependant là…
La patiente
Oui. A vrai dire je vais finir par me demander pourquoi. J'ai hésité, il y a plusieurs semaines que je voulais revenir…
Elle demeure un peu à l'intérieur d'elle-même, dubitative et interrogative.
Je me sens...je suis encore dans un état…enfin je continue à m'interroger beaucoup.
Le médecin
Sur vous, sur les autres, ou sur les évènements ?
La patiente
Elle le regarde avec intensité.
Comme…enfin comme d'habitude bien que ce ne soit que la deuxième fois, vous commencez par la question la plus difficile…effectivement et en permanence, est-ce qu'il s'agit de moi ou des autres ? Cela me trouble…
Le médecin
Vous savez ce que j'ai entendu ? Vous avez dit, simplement dans vos deux premières phrases, « je vais finir, j'ai hésité, je voulais, je me sens, je suis, et je continue… » donc à mon avis, mais c'est un a priori, nous sommes destinés à parler de vous, ce qui me semble très bien, et judicieux, mais il est utile sans doute que nous soyons d'accord…
La patiente
Oui, il est vrai que je dois avoir du mal à me situer en ce moment…
Le médecin
Que s'est-il passé depuis que vous avez réalisé que vous étiez « normale » même en livrant vos nuits à des rêves violents ou quasiment…destructeurs ? Vous avez parlé avec les uns et les autres, ou presque pas, ou pas du tout ?
La patiente
Le premier à qui j'ai parlé a été mon mari, je lui ai dit que j'étais venue vous voir, on a discuté, il m'a demandé pourquoi, je lui ai expliqué mes rêves…et…
Le médecin
Et ?
La patiente
Elle se penche un peu, fourrage dans sa frange, va pour chercher quelque chose dans une poche de sa veste puis abandonne cette idée, se tord les mains quelques secondes, tire sur sa petite queue de cheval (ou vérifie son petit chignon) et semble très perturbée.
Et…euh…
Le médecin
Il a dit « t'es folle ! » ou bien seulement « t'es malade » ou un truc comme « mais ça ne va pas non ? » ?
La patiente
Sans regarder le médecin.
Non, il a dit exactement : « mais putain, tu ne vas pas recommencer ! ? »
Et elle est vite au bord des larmes.
Le médecin
Et il faisait allusion à quelle autre fois, au singulier ou au pluriel ?
La patiente
Elle laisse s'écouler un grand moment avant de décider de répondre, en soupirant un peu.
Quand on s'est rencontrés, plusieurs fois en lui racontant des histoires de ma vie, ce qui me paraissait complètement normal, il est…indispensable de se connaître, non ? je lui expliquais, c'est des…des épisodes terribles, très difficiles, parfois épouvantables, et à deux reprises je lui ai demandé, mais c'était plus machinal qu'adressé véritablement à lui, d'ailleurs comment aurait-il été capable de m' apporter la moindre réponse, je lui ai dit : « mais pourquoi est-ce que ce n'est pas moi qui suis morte ? »
Le médecin
Il la laisse longtemps méditer, l'observe, attend le temps propice pour l'interroger de nouveau doucement.
J'ai l'impression que vous avez finalement eu une vie extrêmement compliquée ? Vous allez en avoir, des histoires à me raconter…
La patiente
Oui. C'est pourquoi j'ai dû tant avoir besoin de revenir, aussi pourquoi j'ai hésité…Je me suis dit, vous voyez je réfléchis seule, comme une grande, sur certains points, que la petite partie qui avait…émergée, je ne vais pas vous refaire le coup éculé de l'iceberg, mais j'ai bien pensé qu'il fallait que je vous parle aussi du reste, des 90 pour cent qui sont dans l'eau…
Le médecin
Ou…en terre, non ? Il me semble vous avoir entendu évoquer la mort, je me trompe ?
La patiente
Elle sourit un peu.
C'est difficile, de vous échapper hein ?
Elle attend avant de démarrer. Pour décider de l'angle d'attaque de son histoire ?
J'ai déjà dit, la fois précédente, que je n'avais plus de mère… Mais même avant l'histoire de ma mère…
Elle adopte une attitude comparable à celle d'une étudiante qui va débuter un exposé à l'oral d'un examen. Droite, concentrée, presque raide, respirant une bonne fois avant…
Un jour où j'avais la garde de mon petit frère, oh moi j'avais dans les treize, quatorze ans…en fait ce n'est pas la peine de cacher même ça, j'avais exactement treize ans, dix mois et trois jours, et lui, il s'appelait Ludovic, j'ai toujours aimé son prénom, sans savoir ni pourquoi ni qui l'avait choisi, je veux dire ma mère ou mon père, mais je devine que ça a été ma mère, mon père ne…je ne sais pas si mon père a choisi quoi que ce soit dans sa vie, probablement pas sa femme, dès le départ…pardon je continue, mon petit frère Ludo, il avait trois ans et deux mois, bon vous imaginez une situation…banale, ma mère sort faire des courses, un mercredi, elle me dit tu t'occupes du petit je reviens dans une heure et demie…
La jeune femme est très concentrée, elle donne l'impression de lire à l'intérieur de sa tête, quand elle reprend, elle porte ses yeux en haut à droite de son orbite, en mémoire visuelle.
Il s'est…il s'est passé deux choses, non trois. D'abord Ludovic a voulu attraper un cadre qu'il aimait bien, sur une table basse, vous savez une photo de ma mère et nous deux prise par mon père. Le petit aimait montrer du doigt, comme tous les enfants, et dire « bébé » et puis « maman » et puis « Cile» c'est à dire moi. Vous vous souvenez ? Je m'appelle Cécile. Mais comme ma mère n'était pas là, je n'ai pas voulu le laisser faire, je lui ai dit non, le cadre était fragile, avec le sous-verre. Bon cela ne lui a pas plu, mais au bout d'un moment il a pensé à autre chose… Enfin c'est ce que j'ai cru…
Elle marque une autre pause brève.
Ensuite…
(Là elle semble souffrir carrément) ensuite j'ai eu l'idée complètement idiote de décider de voir comment cela faisait d'allumer une cigarette. J'ai saisi le paquet de mon père sur un meuble, un briquet, et j'ai commencé à vouloir allumer. Mais Ludovic a voulu encore toucher le cadre, de loin, enfin à quelques mètres je lui ai dit d'arrêter. Puis j'ai allumé ma cigarette. Et alors, pas content, le petit a tiré violemment sur le fil de la lampe qui se trouvait sur la table basse. En tombant elle a entraîné une bouteille assez raffinée, vous voyez, un flacon en beau verre de whisky, qui s'est cassé par terre, en répandant le liquide.
Elle s'arrête, cache ses yeux, se penche pour souffler un long moment. Elle reprend d'une voix altérée.
L'ampoule de la lampe en éclatant a provoqué des étincelles, qui ont...
(Avec un véritable sanglot) enflammé l'alcool… Il y avait le petit, qui a hurlé, les flammes qui prenaient le tapis en laine, je me suis précipité, j'ai bondi, couru.... En me disant que j'allais attraper le petit en premier j'ai…lâché ma cigarette, d'un seul coup cela a tout embrasé, le tissu du canapé, la moquette imprégnée, j'ai reculé d'un seul coup, épouvantée…
Elle suffoque, se bouche les oreilles.
Ludovic hurlait, je criais, je suis partie comme une folle à la cuisine, j'ai rempli la cuvette qui était dans l'évier, j'ai réussi à éteindre la moitié, je suis retournée…trois fois j'ai fait l'aller et retour...
Elle s'accorde une très longue pause, reprend son souffle en se balançant d'avant en arrière, les mains sur les tempes.
Quand je suis revenue, Ludo ne disait rien, je l'ai attrapé, secoué, je crois qu'il respirait, j'ai fait le numéro des pompiers, ils sont venus...
Elle arrête de parler.
Le médecin
Il la regarde longtemps avant d'oser parler, très doucement.
Votre…petit frère…était… ? Ils n'ont pas réussi à…
La patiente
Non, il n'est mort que le lendemain, à l'hôpital des brûlés.
Le médecin
Qui a pu…quelqu'un a pu vous aider par la suite ?
La patiente
Elle regarde le médecin droit dans les yeux.
On aurait décidé de me tuer je crois que cela aurait été mieux. J'ai très longtemps, très souvent, pensé à le faire moi-même, mais à quatorze ans, on ne possède pas la technique. Non, pour répondre à votre question, en résumé les pompiers, qui avaient trouvé un bout de mégot, on dit que c'était de ma faute, mon père a déclaré à qui voulait l'entendre que j'étais une irresponsable, pas même capable de...mot pour mot d'empêcher mon petit frère de brûler dans l'incendie que j'avais allumé, et en même temps il a accusé ma mère aussi de folle, de m'avoir confié le petit… Les flics ont essayé par tous les moyens de me faire dire que je n'aimais pas le petit, jalousie et compagnie, que je l'avais d'abord laissé tout seul, que j'étais partie fumer dans la cuisine…
Le médecin
Il vous a fallu combien de temps pour parvenir à...vivre ?
La patiente
A vivre au moins deux ou trois ans, pendant ce temps là j'ai…survécu, j'étais incapable de jouer, de parler à des gens, d'avoir normalement des copines. Il y a eu deux hasards heureux, c'est que j'avais été mise dans une école privée, par crainte de la honte de la part de mon père, je pense, et mon unique amie et confidente là-bas faisait du cheval dans un club, elle m'y a emmené, et…le cheval m'a servi de thérapie, je pense. Ce qui m'a probablement permis de redevenir un être humain capable de penser, d'agir, d'aimer un tout petit peu.
Le médecin
Et…votre mère, elle parvenait à vivre ?
La patiente
Pour ma mère, tout, absolument tout, était effroyable, intolérable. Mon père l'accusait d'avoir laissé SON fils comme il disait « tu as tué MON fils » vous imaginez, comment vivre avec cela ?. Les pompiers et la police en ont ajouté une couche, il faut réfléchir, prendre des précautions, savoir élever ses enfants, etc. Elle m'accusait, pour se défendre et elle n'avait pas tort, de n'avoir pas été vigilante, d'avoir fumé, d'avoir « énervé » le petit, bien sûr j'avais raconté vingt fois tout en détail, mais elle s'accusait elle-même d'être sortie, d'oser reporter toute la responsabilité sur moi, à mon âge, de n'être pas une bonne mère, et puis naturellement dans de telles circonstances, elle s'est avérée définitivement incapable de surmonter cela, de « faire un deuil » comme on dit…
Le médecin
Et...et alors ?
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