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La santé est notre affaire à tous

La patiente
Elle est de nouveau en proie à une immense détresse, recroquevillée, agitée, relevant sa frange, triturant sa bouche.
Ma mère a commencé à…décliner immédiatement. Elle est devenue complètement dépressive, perpétuellement en arrêt, en soins, sous traitements, refusant de manger, de sortir, de parler, de…de vivre, en fait totalement.
Le médecin
Vous aviez une relation avec elle, ou pas du tout non plus ? Ou de quelle nature ?
La patiente
Elle donne d'abord l'impression de devoir réfléchir longuement à la question et à sa réponse.
Je crois que...les seuls moments où nous parvenions à échanger, à communiquer un peu, c'est quand nous réfugions nos deux culpabilités réciproques épouvantables dans le même chagrin, oui je crois réellement que nous n'arrivions plus à qu'à mélanger nos deux douleurs insupportables, à pleurer ensemble sur nos sorts, sur le petit Ludo, à sombrer toutes les deux dans une communion de gâchis, de malheur, de malédiction presque…
Elle réfléchit encore longuement, le médecin l'observe et lui en laisse tout le temps.
Je crois me souvenir…lorsque je rentrais, généralement j'évitais complètement la chambre de ma mère. Et en réalité elle trouvait refuge presque en permanence dans la chambre du petit, si jamais, par un effort surhumain, je décidais de la rejoindre, j'avais l'impression d'entrer dans une église, un cimetière, un mausolée, une morgue, et en même temps un hôpital tant tout sentait le médicament, le renfermé, la transpiration, l'urine, et le désinfectant…
Le médecin
Il demeure pensif, interrogateur, comme s'il cherchait à formuler sa question suivante à la fois sous forme concentrée, et intelligente.
Et…tout cela a duré combien de temps ?
La patiente
Encore une fois refermée sur elle-même, parlant d'une voix sourde, mais continue, monocorde, comme on récite.
Ma mère s'est enfoncée dans…sa nuit, son obsession, son cimetière, son mausolée.
Elle s'arrête un moment.
Un jour… (Elle sourit, paradoxalement) les histoires des enfants commencent comme cela : un jour….
Le médecin
Rapide, sautant sur l'occasion.
Et justement c'est une histoire d'enfant !
La patiente
Oui, dans le fond c'est vrai…Un jour elle est sortie, elle qui ne mettait jamais plus les pieds dehors. Cela aurait dû, ou pu alerter mon père…Après tout peut-être s'en moquait- il ? Ou bien éprouvait-il seulement une surprise, éventuellement agréable ? Ah tiens, enfin elle se décide à revivre ! Ou un soulagement, allez savoir…?
Elle reste silencieuse quelques secondes.
Un autre point d'étonnement, elle avait décidé de sortir le chien. Elle qui ne s'en préoccupait pas plus que des autres êtres vivant sous le même toit. Tout à coup, elle se lève, elle sort, elle emmène le chien… Est-ce que mon père a pu trouver cela une seule seconde…normal, ou encourageant, positif ? Moi j'étais au collège…
Elle part à l'intérieur d'un de ses silences méditatifs. On pourrait même imaginer qu'elle prend le temps d'effectuer un retour vers l'enfance, l'adolescence, en ôtant l'élastique de sa queue de cheval, ou en détruisant son petit chignon, pour changer son aspect, s'enfermer derrière cette protection de cheveux…
Le chien est revenu tout seul. Et mon père n'a pas réagi tout de suite. Comme s'il pouvait croire ma mère attardée dans le jardin, à regarder les plantations, à ramasser les feuilles, pourquoi pas en train de se couper un bouquet d'anémones ? Elle qui n'avait plus regardé une fleur, un arbre, ou un coucher de soleil depuis un an ?
Elle marque une courte pause, puis regarde le médecin.
Moi, dès mon retour, j'ai perçu l'anomalie, le chien se montrait agité et plaintif en même temps, sur le qui-vive, sa manière de nous alerter, de nous parler, la chambre était restée ouverte, l'odeur acide de ma mère, je me demandais si elle se lavait encore, en sus de se lever simplement, était mêlée à celle des médicaments, et cette fois à un vieux parfum suri, elle s'était aspergée d'une vieille senteur éventée pour sortir, constater cela m'a…terrorisée, c'était si irrationnel, si…symbolique, j'ai couru autour de la maison, j'ai appelé mon père, je lui ai demandé « où est-elle allée ? Elle est partie ? Elle nous a laissés ? »
La jeune femme se prend les mains, les tord, froisse ses cheveux.
A cet instant je ne comprenais que la thèse de l'abandon, de la fuite, en tant qu'action, que manifestation, mise en route, pas encore dans sa signification, sa méthode, sa…durée. Je n'ai au aucun mal à suivre le chien, quand mon père m'a juste rétorqué « ah oui, j'ai vu qu'elle était sortie, je me suis dit que cela ne pouvait lui faire que du bien, j'ai uniquement pensé qu'elle n'était pas très couverte, mais va donc essayer de la raisonner… »
Elle s'arrête, très longtemps, et le médecin pense qu'il peut intervenir.
Le médecin
Et c'est vous qui… ?
La patiente
Elle hoche lentement la tête, plusieurs fois, puis comme si elle reproduisait une action elle regarde vers le bas, désigne le sol d'une main, avant de reprendre.
Elle était…elle était tout en bas, une espèce de faille dans un chemin forestier que nous connaissions tous, un à pic d'une soixantaine de mètres, une sorte d'accident de terrain très ancien, c'était un lieu de promenade courant pour tous les gens de la région, ils avaient même fini par installer une barrière de bois pour empêcher…
Quelques secondes de répit.
Elle a dû l'escalader, oh il n'était pas extrêmement difficile de passer par dessus, mais on ne pouvait vraiment pas la dire ni sportive ni très habile… Je pensais la trouver disloquée, c'est curieux comme on se fabrique des images, je me rappelle très précisément, quand j'ai compris, quand j'ai osé regarder vers le bas, une fois le chien arrêté là, gémissant, je n'avais jamais entendu pleurer un chien mais c'était exactement le cas, il pleurait, quand j'ai regardé je m'attendais, c'est si bizarre les notions à cet âge, la découvrir…morcelée, vous savez un bras ici, l'autre tordu en arrière, le cou forcé, une jambe à l'écart, en fait elle était calme, belle, tout banalement étalée à peu près en croix…
Elle regarde toujours vers le sol, et poursuit avec des pauses, d'une voix douce, tendre, oui absolument tendre.
Ma mère était très belle, elle avait gardé ses cheveux longs, très noirs on aurait dit une Espagnole, ou une japonaise, et pour…pour faire cela elle avait mis une robe, cela faisait un an que je ne l'avais pas vue en robe, et la dernière était noire, pour l'enterrement de Ludo…
Elle cesse de parler, effectue un geste de ses deux mains ouvertes, pour dire, voilà, ça y est, j'y suis arrivée, nous sommes au bout de l'histoire.
Le médecin
Je vais un peu me répéter, mais comment êtes-vous sortie de tout cela ?
La patiente
Eh bien moi je vais répondre à côté, mais je suis encore intégralement en plein dedans, me semble-t-il…
Le médecin
Vous êtes dedans, et elle…elle est où ?
La patiente
Après un large instant de réflexion.
Je me demande si elle n'est pas sortie, enfin un peu, quand ma belle-mère est entrée…Mais vous imaginez aisément la situation : après avoir tué mon petit frère, j'avais laissé se tuer ma mère. Le premier par négligence, est-ce que je peux dire inadvertance, comme on dit « être avertie », et la deuxième par…par absence, par absence physique au moment utile, et par absence de prévision, de prémonition, de précaution… .
Le médecin
Vous pensez toujours, des années après, que vous étiez la… la gardienne de tout le monde, que c'était votre rôle d'adolescente ?
La patiente
Prenant tranquillement le temps de répondre, en regardant cette fois le médecin,
Vous savez, je crois qu'il y a des étapes successives, en tout cas c'est ainsi que j'analyse cela avec le recul. Dans un premier temps vous passez chaque minute de votre foutue vie à vous répéter « j'aurais dû, et j'aurais du, et j'aurais dû », ensuite il me semble m'être trouvée dans une longue phase de « j'aurais pu, j'aurais pu » et peu à peu « si j'avais pu », qui s'est encore transformée, avec la maturité, la réflexion, le temps, en « si j'avais su »… En fait il y a cette période de devoir, avec obligations et fautes, uniquement, puis celle du pouvoir, avec des capacités et des interventions, et après encore celle du savoir, avec sagacité et compréhension, mais il faut probablement un temps fou pour non pas accepter, jamais oublier certainement, jamais, mais parvenir à regarder, analyser, constater, et exister.
Le médecin
Vous donnez l'impression d'avoir effectué un travail gigantesque, vous êtes parvenue à cela toute seule ? Et par ailleurs vous êtes dans quelle phase, maintenant ?
La patiente
Elle laisse comme très souvent un temps de réflexion à sa réponse.
Miroir, sans doute, après devoir, pouvoir, savoir, peut-être miroir tout simplement, je parviens à me regarder, à accepter mon reflet sans hurler de terreur, de chagrin, ou de pitié, ou d'horreur, je me dis à la fois que je suis le reflet d'une vie, avec ses composantes, ses nuances, ses couleurs, ses ressemblances et sa transparence, ses hypocrisies et ses faux semblant, et puis que l'image de moi qui se reflète est celle avec laquelle exister…
Elle réfléchit.
Toute seule non, et oui, je crois de manière évidente que si j'ai choisi de m'occuper d'enfants c'est une sorte de…rattrapage absolu, pas une expiation mais une revanche, une preuve pour moi que je suis capable de veiller sur eux, ensuite aimer ma belle-mère est aussi une façon de combler un retard, un manque, pas uniquement…pas uniquement le manque de ma mère, non, c'est plutôt « ce que j'ai manqué, raté, délaissé, avec ma mère » donc là encore cette revanche…
Le médecin
Et votre père, là dedans ?
La patiente
Aussitôt après…tout cela, il a décidé que nous partirions loin, nous sommes débarqués par ici. Etonnamment, mon père qui ne parlait jamais s'est mis à me parler. Est-ce qu'il ME parlait, d'ailleurs, je n'en suis pas certain, il SE parlait ou s'exprimait tout court... J'ai compris que mes parents ne s'étaient ni choisis, ni aimés, ni véritablement détestés non plus, en fait ils avaient cohabité, comme on pratiquait dans les régions agricoles. Des associations raisonnées entre parents, « écoutez cher voisin, voici ce que je vous propose, vos vignes et nos oliveraies gagneraient toutes à s'associer, votre fils et ma fille iraient de ce fait très bien ensemble, pour peu qu'ils y mettent un peu de bonne volonté, et qui sait, plus tard votre fils pourrait acquérir les parcelles de Montsaur, l'exploitation la plus proche, et diversifier, c'est le terme à la mode, on parle déjà du kiwi, vous êtes au courant cher ami ? »
Elle regarde le médecin.
Au début j'aurais presque... presque tué mon père.
Le médecin
Souriant,
Décidément !
La patiente
Elle sourit en retour.
Oui… Et puis je me suis aperçue qu'il n'était qu'un… je sens que je vais dire des trucs durs, ou terribles, en fait pour moi ce sont des constatations ordinaires, lucides, qu'il n'était qu'un…homme, tout banalement un homme, c'est à dire un type un peu fragile, fortement malmené, sérieusement dominé, sans vraie personnalité en tout cas sûrement ni celle d'un décideur ni celle d'un entrepreneur…
Le médecin
Vous l'avez lu comme un livre, on dirait.
La patiente
Elle renvoie un joli sourire ironique.
Ou écouté comme une radio, plutôt… Non, je pense sincèrement que cela a été un fils, ce qui voulait dire à son époque, ou dans son environnement, ou selon son éducation, un garçon dont le père traçait la route, comme les sillons dans les champs, gommait les fantaisies comme on taille la vigne, surveillait la rentabilité future sur tous les plans comme on aurait comptabilisé les litres d'huile des olives, vous savez « oh eh bien finalement il aurait pu nous faire une belle petite famille si on l'avait protégé du soleil, et arrosé correctement, et il aurait eu des capacités professionnelles pour peu qu'il s'y mette un peu… »
Elle s'arrête quelques secondes.
Et puis c'était encore un fils, dans le sens de sa mère cette fois, c'est à dire quelqu'un à nourrir, du linge à laver, un grand gars dont, en bonne mère, on surveillait si il ne faisait pas de cochonneries dans son lit, plus tard on lui demandait seulement, une fois casé avec la petite des voisins, si il mangeait bien au moins, si elle lui gardait la maison propre, si elle veillait bien à lui donner tout ce qu'il voulait hein, tout, docile et puis pas compliquée cette petite femme, qu'il ait des draps secs et de la laine sur le dos quand il fallait, pas vrai ?
Le médecin
Il sourit.
J'aime assez votre vision familiale, campagnarde et…philosophique de la vie.
La patiente
Avec le recul, c'est devenu….c'est exactement, quand je pense à mon père, comme si je regardais une série sur la 3 le samedi soir, vous savez la vigne, puis la scierie, puis le samedi suivant le cidre, ensuite vous aurez, si vous tenez le coup, la porcelaine, les cuirs et peaux, la pêche au merlu, les derniers moutons Karakul , de toute façon le scénario est identique, la belle-fille se barre, se suicide, ou est enceinte du fils du Maire qui a voulu jouer les intellectuels et fuir en devenant comptable dans la coopérative du coin, ou pire encore, du fils de la directrice de l'école qui, lui, a trahi la terre, la mère, le village, et la tradition, en osant partir aux écoles et en prétendant revenir faire l'ingénieur sur la centrale électrique implantée là alors que la moitié des habitants utilisaient toujours leur vieille lampe à pétrole par économie…
Le médecin
Il rit carrément.
Vous êtes…terrible, vous en êtes consciente, vous vous défendez de quoi ?
La patiente
Elle médite quelques instants.
J'ai l'impression, maintenant, d'avoir pris, peut-être malgré moi ou à mon insu au départ, la défense de mon père surtout.
Elle observe le médecin.
Parce que j'ai fini par comprendre que rien n'avait changé ensuite. Il est resté, une fois remis soigneusement comme un pli recommandé entre les mains de sa petite femme, avec pour expéditeur Papa et Maman, le même objet de fonctionnement. Un gamin entre les observations de sa femme et nouvelle mère, « non mais tu as vu comment tu es habillé ? Dis donc quand tu rentres tu enlèves tes bottes dehors ! Fais moins de bruit quand tu manges… Et puis dis moi, au lieu de regarder la télé, tu ne taillerais pas un peu la haie, là… . Et si tu surveillais un peu ton fils ça éviterait qu'il grimpe sur le canapé… . »
Le médecin
La vie quoi !
La patiente
Oui, la vie… C'est vrai, je suis pourtant jeune, mais j'ai l'impression, maintenant, d'en avoir vécu trois, une avant… oui avant c'est ça, une depuis, et une après, celle de maintenant. J'avais, en faisant la connaissance de ma belle-famille, le sentiment non seulement de sortir de mon trou, mais également d'une sorte de cauchemar prolongé, d'atteindre une espèce de...de plage ensoleillée avec des vaguelettes douces et des filaos qui bruissent dans le soir, et enfin de pouvoir imaginer un moment que je parviendrais à devenir...normale !
Le médecin
Et finalement ?
Il l'observe, et la voyant seulement interrogative, il poursuit :
Vous avez dit « j'avais l'impression » ? Et au delà de cette impression, vous avez effectué des constats, à présent ?
La patiente
Elle garde plusieurs secondes la même pose, interrogative, immobile. Puis en souriant finement, elle se mobilise, pour réunir de nouveau, de ses mains et de ses doigts, ses cheveux dans l'élastique sous forme d'une queue. Une symbolique amusante pour le médecin, elle quitte de nouveau l'adolescence.
Pas des constats à la manière des huissiers ou des experts, non, du genre dégâts matériels, déprédations, estimations, non presque davantage comme des… (Elle sourit) des forages, vous savez quand on pratique des…des carottes de prélèvement, pour apprécier la qualité d'un sol ? je me demande si ma démarche, depuis des années, n'est pas devenue celle là ? De ce terrain sur lequel je tente de m'implanter, quelle est la proportion de terreau pour faire pousser, de caillasse trop dure pour espérer y planter quoi que ce soit ou même y imprimer son empreinte, quelle est l'épaisseur de compost, pour améliorer, la nature de l'engrais, la part de métalloïdes ? Est-ce un sol sec et aride, dépourvu d'émotions, de sueur et de larmes, ou au contraire un terrain empli de chagrins anciens, raviné par des torrents et des ravines et des sanglots, ou uniquement un terreau meuble et noble, celui qui autorisera la pousse des plantes et des fruits, des fleurs et des arbres, pourvu qu'on en adapte les variétés, que l'on sache poser aussi des tuteurs, et que le ou les jardiniers soient là, au moment opportun, pour tenir les nervures des feuilles fragiles entre les doigts des branches basses, pour regarder les roses dans leurs yeux et sentir les variations de leurs humeurs avec leur parfum, et enfin pour écouter au soir si frais les dernières confessions des murmures de la brise dans les buissons quand les oiseaux endormis leurs laissent enfin l'occasion de s'exprimer…
Le médecin
Vous êtes souvent poétique…
La patiente
C'est une affirmation, ou une question ?
Le médecin
Comme vous l'entendez.
La patiente
Il y a un point curieux, quand j'ai enfin rangé les affaires de ma mère, après des années, quand on a déménagé en fait, oh elle ne possédait rien ou presque, quelques classeurs que je n'avais jamais ouvert, j'imaginais là-dedans une comptabilité, ou des recettes de cuisine, des catalogues de vente par correspondance, tout ceci s'est montré exact, mais il restait une reliure plastifiée d'une soixantaine de pages… Dans cette série de feuillets, elle avait écrit des pages et des pages, avec certains textes très beaux, délicats, parfois pratiquement en vers, seulement une musique de rimes, pas de règles précises de scansion ou de rythme, ou de forme obligatoire, et puis des quantités de lignes sur la mort, la vie, la douleur, les paysages, le ciel, les couleurs, en réalité ma mère qui a toujours paru incapable d'exprimer quoi que ce soit était capable de le faire par écrit…
Le médecin
Et vous pensez avoir un peu reçu cela d'elle ?
La patiente
J'ignore totalement s'il existe une possibilité, je ne dis même pas une probabilité, de transmettre ce genre d'aptitude, je n'en sais rien, et surtout je n'ai pas voulu me préoccuper de ce que je récupérais ou non de mes parents… Tout ce que je ressens c'est un plaisir à imager, illustrer mes évocations sous cette forme un peu inhabituelle, j'ai remarqué à quel point certains enfants, parmi ceux dont je m'occupe, ont instinctivement cette capacité de dire, de peindre sur leurs dessins, leur univers avec des couleurs et des formes particulières…
Le médecin
Puisque nous voici revenus, sans vrai hasard probablement, dans le monde des enfants, quelle est votre évolution ? Vous avez pu être…rassurée, pour cette grossesse de votre belle-soeur, vous n'êtes, j'imagine, ni…rejetée par sa mère, ni…devancée dans son affection, seulement dans la chronologie, vous parvenez à vous comporter…normalement vis à vis de la future mère, ou bien vous l'évitez ?
La patiente
Je serais malhonnête de ne pas avouer encore une certaine…jalousie, mais ce n'est plus qu'une sorte de pincement d'envie. En fin de compte, je crois bien que ma méthode pour trouver un comportement a été de me dire qu'elle me…tracerait la route, avec ses incertitudes et ses angoisses, ses difficultés et ses hésitations. Avantage : elle saura plus tard m'expliquer, un peu comme une grande soeur, les démarches et les aléas, les erreurs et les alarmes, les douleurs et les pièges, en bref les difficultés… Inconvénient : elle va être la première, la pionnière, la plus expérimentée, la titulaire du pouvoir et de la connaissance, et aussi bien sûr la première radieuse, la première en extase, le centre d'intérêt et la source de bonheur… Mais bon, j'aurai mon tour un jour, et chaque situation est différente, la vie ne s'arrête pas là, si de façon évidente elle commence là…
Le médecin
Celle du bébé, mais la vôtre…
La patiente
Oui, c'est également ce que je me répète, je ne perds pas ma place sous prétexte que je ne crée pas la vie.
Le médecin
Après un temps d'observation,
Vous...ressentez cela, ou bien vous êtes obligée de vous en persuader ?
La patiente
Avec un regard en coin, et un sourire de même,
Oui…bof, cela dépend.
Le médecin
Et si vous remplacez votre expression « je ne perds pas ma place » par « je ne perds pas mon existence » ? Cela marche mieux ?
La patiente
Oui, c'est vrai certainement.
Le médecin
Qu'est-ce qui est réellement important, fondamental ? La vie que vous menez, la vie que vous donnerez, la vie qui vous emporte, qui avance, qui bouscule, ou l'existence que vous vous accordez, et qui est alors fonction de vos critères à vous, ceux que vous vous êtes fabriqués, y compris par les coups de cette vie, mais qui vous ont procuré vos marques différentielles, vos choix et conditions d'existence ?
La patiente
Méditative
Mmmmm, mmmmm
Le médecin
Mon impression, et vous allez me dire si vous êtes d'accord, c'est que la dernière fois vous êtes venue m'exposer pratiquement ce dont vous aviez peur, ne pas être « normale », cette fois vous êtes venue me raconter votre vie « vraie » alors maintenant que nous avons les bases, donnez vous peut-être comme prochain axe de définir ce qui vous offre une existence ? Les principes fondamentaux, les critères, vos croyances, qu'en pensez-vous ?
La patiente
Je ne sais pas si j'ai tout compris ?
Le médecin
En le formulant autrement, cela signifierait que vous m'avez d'abord raconté vos sensations et sentiments « je me sens, je me demande si… » aujourd'hui votre pensée et votre avoir « je suis en réalité quelqu'un qui a…qui a eu…qui a fait… » il vous reste l'essentiel, votre être, ce qui vous permet d'exister « je suis » si vous deviez vous présenter uniquement avec cet auxiliaire être, « moi Cécile, je suis… » vous aurez votre existence, alors qu'avec j'ai eu, j'ai fait, j'ai senti, j'ai réagi, j'ai pensé, vous avez, et c'était parfaitement logique, nécessaire, indispensable, bâti la maison, le décor, décrit la qualité des murs, du chauffage, le mobilier, la prochaine fois, si vous estimez qu'il doit y en avoir une un jour, n'importe quand, vous me parlez de la personne qui existe à l'intérieur.
La patiente
Elle sourit,
Compris, et cela me convient.
Elle récupère sa veste sur son dossier, puis elle ouvre son portefeuille.
Comme d'habitude ? Elle tend un billet de 20 euros.
Le médecin
Qui sourit et balaye d'un geste l'espace.
Si vous appelez cela une habitude… .
Il lui tend sa feuille de maladie, puis se lève et l'accompagne lentement vers la porte.
La patiente
Elle se retourne et lui tend la main en atteignant la sortie.
Merci encore, merci beaucoup.
Le médecin
Au revoir, rentrez bien !
Puis il regagne son siège quelques secondes, méditatif et souriant intérieurement.


Noir sur la scène.
Fin du troisième tableau

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