Quand le quatrième tableau va reprendre, le décor
demeuré identique, les éclairages également,
la tenue du médecin de même, tout indique qu'il
s'agit de la poursuite de la consultation, en tout cas dans
une séquence commune, avec alors simplement l'entrée
d'un nouveau patient.
Car il s'agit cette fois d'un homme, jeune, environ 25 ans,
il est d'allure classique, svelte, élancé, vêtu
sans prétention, par exemple un coordonné pantalon
veste, ou un costume gris clair comme on en trouve dans les
grandes surfaces d'habillement, lavable et léger, une
chemise ouverte qui peut être noire, ou verte ou bleue
à rayures blanches. Rien d'ostentatoire.
Il a cet aspect actuel, cheveux très ras noirs, jamais
très bien rasé, qui mène peu à
peu à rendre délicate ou improbable toute identification
spontanée entre ces générations issues
des mouvements de populations. Ce qui veut dire qu'il peut
figurer un jeune à parents espagnols ou portugais,
ou bien issus du Maghreb, ou d'Europe centrale, aussi bien
qu'un Français à teint mat et nez un peu marqué.
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Quatrième
tableau
(Le médecin et le jeune homme) |
Le médecin
Accueillant, ouvert, affable, la main
tendue, il invite le patient à entrer.
Bonjour, entrez, asseyez vous je vous en prie.
Le patient
Réservé, mais appréciant
l'accueil, il serre la main et va s'asseoir.
Bonjour, merci.
Le médecin
Il laisse un temps de silence, pour voir
et entendre si le patient va parler d'emblée ou non.
Constatant que celui-ci demeure dans l'expectative, il lance
une phrase d'invite.
Vous…n'êtes jamais venu, je crois ?
Le patient
Non, non.
Le médecin
Il demeure un peu penché, comme
pour garder contact avec le patient.
Et... Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?
Le patient
Il s'ébroue, avant de trouver une
position adaptée, recule un peu et se tasse dans sa chaise,
regarde plutôt droit devant lui, mais pas dans les yeux
du médecin. Il parle assez lentement, sans accent, comme
s'il voulait choisir ses mots, avec peu de gestes des mains.
Justement je…oui on ne se connaît pas, mais je…enfin
ça doit bien faire un an, oui une bonne année
que je…que j'ai l'impression de tourner en rond…on
m'a fait passer des tas d'examens, des analyses, des radios,
et bon…je dirais…je dirais que je me retrouve exactement
au point de départ…d'ailleurs je peux vous montrer.
Il fait mine de se mettre à ouvrir
le porte-documents qu'il a posé à ses côtés
sur l'autre chaise.
Le médecin
Souriant, et avec un geste d'apaisement
et de patience,
Si…si vous voulez nous regarderons cela après.
Pour le moment nous allons essayer de faire connaissance, vous…vous
me racontez un peu ce parcours…long apparemment, ou difficile
? Enfin si cela vous convient ?
Le patient
Avec dans le regard, qui rejoint cette
fois celui du médecin, une lueur d'intérêt
et de…gratitude ou quelque chose qui y ressemble. Il répond
avec une forme de vivacité.
Oui oui, absolument.
Il réfléchit pour décider
d'une formulation concise.
Alors cela a commencé l'année dernière,
en fait cela remontait à plus loin mais je me suis décidé…avec
des espèces de malaises…comme des vertiges, la
tête qui tourne, l'impression que je vais tomber, je transpire,
je ne…enfin je ne suis pas bien du tout.
Il marque une pause, concentré,
réfléchi.
Bien sûr cela passe, je veux dire je ne suis jamais tombé
réellement, je respire fort, j'essaie de penser à
autre chose, j'insiste et puis ça finit par aller un
peu mieux…
Il tend de nouveau la main vers son porte-documents.
Je vais vous montrer ce que…
Le médecin
Il sourit et a encore un geste d'apaisement,
de patience.
Je voudrais revenir sur plusieurs choses. D'abord cela arrive
souvent, ou bien c'est seulement occasionnel ?
Le patient
L'ennui c'est qu'au départ cela a été un
coup comme cela, une fois ou deux, et puis rien pendant un bon
moment, mais petit à petit c'est devenu presque…envahissant
!
Le médecin
Ensuite…nous sommes d'accord, jamais il ne s'est passé
un accès…grave, vous n'êtes pas tombé,
vous n'avez jamais eu une vraie crise avec perte de connaissance,
c'est cela ?
Le patient
Non ! Non jamais, mais à force cela a inquiété
mes parents, l'infirmière de mon boulot, le médecin
du travail…un jour même j'ai dû sortir du
métro, j'étouffais, alors des gens ont appelé
les pompiers avec leur portable, ils m'ont emmené aux
urgences et là…
Il donne l'impression de revivre une terreur.
Le médecin
Il sourit, se rapproche un peu du patient
qui demeure comme hébété, en arrêt
prostré.
Là vous avez eu droit à toute la panoplie, c'est
ça ? Electrocardiogramme, prise de sang, radio des poumons,
mesure du souffle avec le machin là, le « peak-flow
»… ?
Le patient
Il regarde le médecin, intéressé,
surpris, presque amusé.
Oui, c'est ça, absolument.
Le médecin
Nous allons revenir sur tout cela, d'accord ? (Il
attend de vérifier l'acquiescement du patient)
Je voudrais d'abord préciser plusieurs choses encore
: vous avez parlé du métro, de votre travail,
finalement avec le recul, vous diriez qu'il y a des endroits
plus particuliers, plus spécifiques, où cela vous
arrive ?
Le patient
Il prend complètement le temps
de réfléchir.
Maintenant oui, oui c'est vrai c'est dans le RER, souvent quand
je descends dans le métro, ou bien…c'est bizarre
mais dans les toilettes de mon boulot, à la cantine quand
il y a du monde…
Le médecin le laisse réfléchir,
longuement, en silence, en l'observant.
Mais au début non, non je me demande si ce n'était
pas dans des vestiaires de sport, ou à la pisc...
Il s'interrompt, et le médecin
l'observe attentivement.
Le médecin
Finalement, nous sommes d'accord, il y a pas mal de lieux prédisposés,
même s'ils ne sont pas spécifiques ?
Il laisse quelques secondes de silence.
Parlez moi de la première fois, la toute toute première
fois dont vous avez gardé le souvenir ?
Le patient
Il reste une minute à réfléchir, comme
s'il hésitait entre l'identification de cet épisode
comme tout premier réel, et la nécessité
de se lancer dans le récit.
Bizarrement, c'était à la piscine…
Le médecin
Rapidement, sautant sur l'occasion sans
vouloir interrompre.
Oui, il m'avait semblé entendre que vous y faisiez allusion.
Le patient
Etonné que le médecin ait
remarqué et entendu.
Oui, j'avais pourtant un peu l'habitude, et envie d'y aller,
mais un jour je n'ai pas pu, j'ai été obligé
de sortir, de rentrer rapidement chez moi, je me sentais mal.
Le médecin
Racontez-moi, vous voulez bien ?
Le patient
Oui, ça a été étrange, comme si
j'étais saisi d'une espèce de peur, je ne sais
pas, j'allais me noyer si je plongeais, ou étouffer en
nageant, je me suis presque mis à trembler, à
transpirer, j'ai été obligé de m'asseoir,
d'attendre un moment, et je suis reparti en courant, je me suis
rhabillé, je suis sorti...avec en même temps une
sorte de honte, je me répétais « non mais
tu n'es pas bien, là, tu débloques ? »
Le médecin
Vous avez essayé une autre fois ?
Le patient
Non, plus jamais !
Le médecin
Souriant,
Bon, on progresse je crois ! Finalement dans l'ensemble, quand
ces…malaises vous arrivent, ici ou là mais dans
des endroits qui ne sont probablement pas du tout nés
du hasard, vous redéclenchez en miniature le même
genre de symptômes, non ? Oppression, étouffements,
peur, angoisse, affolement, besoin de vous asseoir, de fuir,
de sortir, c'est ça, vous diriez cela aussi ?
Le patient
Oui, je dirais que maintenant les effets deviennent à
peu près chaque fois les mêmes.
Le médecin
La peur augmente, à force ?
Le patient
Oh oui, cela finirait certaines fois par me faire paniquer !
Le médecin
A cause de quoi ? De la répétition des signes
? Ou de ce que vous craignez ? Ou bien même encore, voire
encore plus, de ce que l'on a fini par vous faire craindre ?
Le patient
Un peu tout à la fois. En se répétant cela
augmente, cela m'inquiète, et puis je me dis que…
Le médecin
Que quoi ? C’est justement ce qui m'intéresse.
Vous pensez réellement quoi ? C'est à dire, lors
des épisodes récents, ou des précédents,
ou des tout premiers, vous avez eu peur de quoi exactement ?
Si vous allez jusqu'au bout, d'avoir une maladie grave, ou carrément
de…
Il laisse sa phrase en suspens en observant
le patient, qui à la fois presque soulagé et apeuré
va terminer la phrase rapidement.
Le patient
Mourir ?
Il regarde le praticien et le
voit sourire en hochant la tête par approbation.
Oui, je peux le dire, j'ai vraiment eu la trouille de mourir,
quand c'était très fort…
Il attend quelques secondes avant de poursuivre.
En plus, comme les pompiers, les spectateurs, l'infirmière
du boulot, le médecin du travail lui-même, le brancardier
des urgences…avaient tous l'air de m'annoncer les pires
catastrophes, vous comprenez ?
Le médecin
Je crois que non seulement je comprends, mais (Il
sourit) je compatis même ! Qu'est-ce que l'on vous
a programmé, ou prédit, généralement
?
Le patient
Oh, tout ! Le coeur, l'asthme, des crises de ceci et de cela,
le calcium, la tension, les globules, les vertiges aigus…C'est
pour cela que je voudrais vraiment savoir à quoi m'en
tenir, quels examens il faut faire, quels traitements on n'a
pas encore essayé…
Il s'arrête, et regarde le médecin
attentivement.
Mais vous, vous en pensez quoi, de tout cela, c'est…j'ai
un truc grave ? Il faut que…je ne sais pas moi, que je
me fasse hospitaliser pour qu'on trouve ?
Le médecin
Calme, serein, et se rapprochant du buste
du patient pour mieux communiquer avec lui.
Votre question arrive au bon moment, parce que nous allons essayer
de faire un peu le point.
Il regarde si le patient est « accroché
», à l'écoute, attentif.
Voilà ce que je pense : vous avez, depuis maintenant
plusieurs mois ce que l'on peut appeler le plus simplement du
monde des crises d'angoisse. Parfois on dit attaques de panique,
parce que, comme vous l'avez constaté, cela vous démolit
carrément, avec une peur incroyable, vous perdez le souffle,
vos moyens, et plus rien ne va. D'accord ?
Un coup d'oeil pour vérifier l'approbation.
Malheureusement, sur ces états déjà fortement
perturbants, les témoins, les spectateurs, et ensuite
les acteurs vont tous, exactement comme vous le décrivez,
ajouter non seulement leur propre interprétation, mais
leurs inquiétudes, leurs craintes à eux. Et cela
devient une surenchère. Qui se comprend très bien,
les spectateurs non médicaux eux projettent leurs expériences,
leurs peurs, et le père de l'un qui a fait la même
crise un jour, et le copain de boulot qui a eu un infarctus,
et le petit qui étouffait, et cætera…
Il regarde de nouveau.
Les témoins un peu professionnels vont, eux, et je ne
dis pas cela du tout par critique, c'est un réflexe de
personnels de santé, les pompiers, l'infirmière,
tout de suite employer des grands mots pseudo scientifiques,
spasmophilie, tétanie, tachycardie, épilepsie…
Le patient
Oui, oui, c'est quoi la spasmomachin, là, ils m'ont tous
dit cela je ne sais combien de fois, ou bien la tétanie
?
Le médecin
C'est exactement la façon de cacher ce qui est de la
peur, de la panique, de l'angoisse, derrière un mot qui
paraît médical, scientifique, et qui en réalité
ne recouvre aucune vérité, dans les autres pays
du monde il n'existe même pas, mais il est souvent nettement
plus…confortable, ou impressionnant, ou excusable de dire
« je fais de la spasmophilie » à ses collègues
ou à sa famille, que d'avouer « je ne vais pas
bien, j'ai peur sans savoir pourquoi » et quand on est
pompier ou infirmière cela donne un pouvoir vaguement
médical d'affirmer « c'est votre calcium, c'est
une crise de spasmo » au lieu de dire ce qui serait efficace,
vrai, raisonnable, « détendez vous, vous êtes
dans un état d'angoisse aiguë, cela va passer, ne
vous affolez pas, respirez tranquillement… »
Il regarde si le patient adhère
toujours, suit ses propos.
Alors maintenant, l'aspect le plus banalement humain, même
parmi les professionnels de santé, c'est que le médecin
du travail va projeter ses propres craintes, l'interne des urgences
va vous envoyer passer un électrocardiogramme, et puis
une prise de sang, vous, vous allez finir par vous persuader
que, si tous ces gens là, qui sont semble-t-il des pros,
s'inquiètent autant c'est que vous avez quelque chose
de préoccupant, voire de grave, et vous vous baladez
de service en radios, de laboratoire en spécialiste,
c'est ce qui vous est arrivé, non ?
Le patient
Absolument, ça fait un an que je consulte des quantités
de personnes, que je prends des médicaments...mais vous
voulez dire que j'ai fait tout cela pour rien ? |
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