Le
médecin
Il sourit.
Lorsqu'on agit…fait-on quoi que ce soit pour « rien
» ? A mon avis jamais, ou bien on se mobilise pour avancer,
progresser, élucider, chercher des solutions, je présume
que votre démarche a été de cet ordre,
ou bien ce sont les...les rebonds successifs de cette avancée
qui vous mènent peu à peu vers une issue, même
si au départ et pendant très longtemps elle n'apparaît
pas très nettement dessinée, établie, ou
orientée, vous ne croyez pas ?
Il regarde le jeune homme avec intensité.
Je n'imagine pas que quoi que ce soit puisse être inutile,
intégralement je veux dire, inadapté à
la rigueur, mal orienté souvent, probablement dénué
des résultats espérés, mais inutile certainement
pas, le simple fait d'essayer, d'établir son expérience,
de tâtonner, de rencontrer différents professionnels
finit par permettre de construire sa conviction et de comprendre
ce qui vous arrive réellement…
De nouveau il observe le patient avec
acuité et intérêt.
Le patient
Après un temps de perplexité.
Mais...mais si je résume, cela voudrait dire que je ne
suis…que je ne suis même pas vraiment malade ?
Le médecin
Souriant toujours.
Et vous prenez cela sous quel angle ? Une bonne nouvelle, ou
une mauvaise, comme une sorte de déception ?
Le patient
C'est parfois presque plus…facile, en tout cas cela répond
à une logique, de savoir que les signes, les symptômes,
correspondent à telle maladie, qui va nécessiter
tel traitement…
Le médecin
Vous avez certainement raison, et à l'inverse c'est ce
type de démarche…hyper-rationnaliste, qui aboutit
à un besoin de nommer, et plus on donne un nom scientifique
plus cela frappe, ou mieux cela fera, de nommer tout ce qui
est réaction, symptômes, comportements. Vous voyez
cette fameuse affaire de spasmophilie, ou de tétanie,
on a fini par fabriquer une maladie inexistante, parce qu'il
est infiniment plus…plus confortable parfois, paradoxalement,
de dire je suis spasmophile, c'est la faute de mon calcium,
de mon magnésium, de ma respiration, de ceci et cela,
avec l'appui et l'approbation de l'infirmière, des pompiers,
du médecin du travail, et du coup quasiment la considération
impressionnée de toutes les collègues du bureau,
le respect quasiment des membres de la famille, la mansuétude
des responsables ou supérieurs, tout ceci devient plus…valorisant,
bénéfique, que d'avouer et d'admettre que c'est
en réalité la faute de la vie, du stress, de l'angoisse,
de l'avenir, du chômage, du couple qui ne marche pas très
fort, de l'existence qui n'est pas terrible, de la vie sexuelle
pauvre, des enfants qui vous pèsent, du patron qui vous
harcèle, des collègues que vous n'aimez pas, de
tout ce qui n'est pas exprimable en terme de signes et symptômes
médicaux mais tellement plus vrai.
Le patient
Un peu surpris, presque agacé,
rebelle.
Vous voulez dire que je me raconte des histoires ?
Le médecin
Pas le moins du monde, je vous donnais un exemple qui n'est
rigoureusement pas le vôtre, celui de la spasmophilie
présumée, qui gâche la vérité
et l'existence, qui coûte aussi une fortune en soins injustifiés,
mais qui répond à une mode et à une demande.
Non, nous allons parler de vous maintenant, c'était seulement
pour vous montrer combien il est facile de se faire embarquer,
avec la complicité de tous, y compris les professionnels
de santé…
Le patient
Mais qu'est-ce que vous pensez de mon histoire, finalement ?
Le médecin
J'y viens... Si nous devons donner également un nom à
ce qui vous arrive, parce que c'est une habitude médicale
de toujours baptiser tous les symptômes et syndromes,
vos troubles pourraient globalement être résumés
sous l'appellation de phobie.
Il regarde attentivement le patient, qui
semble intéressé.
Comme souvent, c'est un mot grec, et cela signifie tout simplement
peur. Une phobie c'est une peur. Appelons cela aussi bien une
angoisse, dans certains cas, dans d'autres circonstances cela
deviendra une panique, et on dira même une « attaque
de panique » lorsque le phénomène est particulièrement
violent, cela vous convient, jusqu'à présent ?
Le patient approuve d'un hochement de
tête.
Vous voyez que l'on est dans le tout simple, le tout banal...Pourquoi
est-ce devenu si compliqué ? En tout premier lieu parce
que cela remonte à votre petite enfance. Nous allons
reparler de tout cela, mais généralement les gens
qui présentent cette « phobie », cette peur
transformée en « angoisse maladive » si l'on
peut dire ainsi, ont eu leur tout premier épisode quand
ils étaient très petits, beaucoup trop pour pouvoir
se défendre, mais largement assez tard pour que leur
corps, et leur inconscient, gardent mémoire totalement
de l'affaire.
Une fois encore, il observe le patient,
toujours très attentif.
Je vous donne un exemple : une petite fille de trois ans, qui
fait des courses avec ses parents dans un grand magasin, un
supermarché de grande surface. Comme cela arrive de temps
en temps, un instant d'inattention, elle échappe à
ses parents et se perd…Elle va finir par se mettre à
pleurer, des gens vont la conduire à la réception,
lui donner un bonbon, la consoler, et la direction va passer
un appel par haut-parleur « la petite Marie attend ses
parents auprès des caisses ». Pendant ce temps
là, les parents affolés l'ont cherchée
partout, et sont soulagés d'entendre l'appel, ils vont
la récupérer, vous imaginez facilement la situation
? Le jeune homme approuve.
Le patient
Oui, on se met à leur place, l'inquiétude, et
puis le soulagement. Le médecin
Exactement ! Mais dans les faits, dès qu'ils l'ont retrouvée,
les parents réagissent en adultes, le père crie
après la mère en lui disant qu'elle aurait pu
faire attention, et il affirme aussitôt que ce n'est rien,
qu'il n'y a pas de quoi en faire un drame… La mère,
elle, embrasse la petite comme une désespérée,
lui dit qu'il ne faut jamais s'éloigner de Maman, lui
répète que ce n'est rien, que les gens ont été
très gentils… Un regard
vers le jeune homme.
Banal, en apparence…Seulement mettons nous dans la tête
d'une petite fille de trois ans. Pour elle, que s'est-il passé
? Il est arrivé qu'elle a tout simplement perdu ses parents
pendant les cinq minutes les plus longues de sa petite vie !
Pendant tout ce temps elle s'est imaginée sans parents,
abandonnée, orpheline, délaissée, seule,
perdue, et elle n'a vu autour d'elle que la terreur, la peur,
l'inquiétude des témoins, leur affolement ou l'excès
de leur compassion… Vous comprenez, à la fois tout
ceci est d'une banalité absolue, à la fois comment
être surpris que cette petite fille, devenue jeune femme
de 20 ans, d'un seul coup, parce que le magasin ressemble à
l'autre, parce que la musique est du même genre, parce
qu'un haut-parleur lui rappelle sa terreur d'enfance, parce
qu'une petite fille pleure pas très loin, eh bien cette
jeune femme va déclencher sa première attaque
de panique…
Le médecin attend de voir comment
réagit le patient.
Le patient
Simplement pour cela… Le médecin
Je caricature, mais c'est parfois aussi simple que cela. Ensuite
vous ajoutez le reste : quelqu'un, devant la pâleur de
la jeune femme, ses suées terribles, son aspect bouleversé,
son coeur qui bat, ses mains qui tremblent, son besoin de prendre
l'air parce qu'elle étouffe tout à coup, son affolement
qui la met au bord du malaise, quelqu'un par son propre affolement
personnel projeté, ou par un besoin de jouer un rôle
important de sauveteur qui sait ce qu'il faut faire, ou en étant
absolument persuadé de ses hypothèses médicales
inquiétantes, ou encore parce que ce quelqu'un se trouve
être pompier, infirmière, aide-soignante, et se
voit attribuer un pouvoir par les spectateurs, cette personne
va, parfois en toute innocence, déclencher un raz de
marée. Appelez les pompiers, vite, elle étouffe,
de l'air, ou bien « oh ça je sais ce que c'est,
c'est son calcium, son magnésium », ou encore «
vite un médecin, elle est en train d'avoir un malaise,
de faire une syncope ! », ou même le plus banalement
du monde, plus modestement un témoin qui va lui dire
« vous devriez consulter, vous savez ça pourrait
être grave, le coeur, tout ça, on ne sait jamais
» en une minute des intervenants extérieurs, ajoutés
à la panique, au rappel de la terreur de l'enfance, viennent
de transformer en « maladie » ce qui n'est qu'une
peur panique explicable… Le
médecin observe toujours le jeune homme.
Vous comprenez le mécanisme ? Le
patient
Cela veut dire qu'il s'est passé quelque chose du même
genre pour moi ? Le médecin
C'est vous qui allez me le dire… La toute première
fois, relativement récente, disons la première
fois adulte, c'était à la piscine, c'est bien
ça ? Le patient
Oui, cela a été terrible, vraiment ! J’ai
dû quasiment m'enfuir. Le médecin
Et depuis, cela vous arrive, ces « malaises » ces
menaces étouffantes, ces paniques, ces angoisses très
violentes, surtout où et quand ? Le métro, par
exemple. Le patient
Oui, maintenant, le métro, les trains, les transports,
peu à peu cela devient infernal, je finis par éviter
des quantités de situations, cela me complique la vie
! Le médecin
Il est très habituel que la difficulté gagne d'autres
situations par équivalence, vous voyez, plonger dans
la piscine et plonger dans le métro, dans la foule, souvent
peu à peu le principe de cette phobie, de cette peur,
gagne de plus en plus de circonstances un peu comparables, un
lieu fermé puis tous les lieux clos, un mode de transport
puis les autres… Le patient
Oui, je commence à bien comprendre… Ce qui me paraît
effarant, c'est la proportion énorme, disproportionnée,
que cela prend avec le temps… Le
médecin
Vous avez raison, mais de nouveau il faut replacer tout à
l'échelle de l'enfant : pour illustrer, songez à
ce que donne l'impression d'être très serrés
dans un wagon, pour des adultes. C'est désagréable,
mais bon, on se place comme on peut, on respire en l'air, on
pense à autre chose…Maintenant imaginez vous enfant,
dont la tête, le nez, les yeux, vont se trouver au niveau
des cuisses des adultes, étouffant dans les vêtements,
les odeurs, sans aucune vue extérieure, c'est l'horreur,
l'affolement, la peur de…de mourir étouffé,
tout simplement. Et tout change ! Entre le désagrément
passager et la menace de mort, il y a un monde, celui des grandes
peurs viscérales définitives… Le
patient
Je commence à bien comprendre tout cela, mais une fois
encore, pourquoi cette disproportion ? Des quantités
d'enfants ont dû subir ce genre de paniques, oubliés
dans un magasin, à moitié étouffés
dans un bus ou un train, sans pour autant devenir…malades
plus tard, non ? Le médecin
C'est exact, vous avez complètement raison, la différence
se situe probablement dans une sorte de « rappel »
adulte d'un événement traumatisant de l'enfance.
Comme je l'évoquais tout à l'heure, la petite
fille oubliée dans un magasin retrouve, adulte, des circonstances
du même genre, on pourrait imaginer que l'enfant écrasé
entre les jambes des adultes soit impliqué, adulte, dans
la cohue d'une file d'attente devant un stade, broyé
par les autres ou poussé contre le grillage, et la panique
se déclenche, alors que ses voisins, si ils protestent
et estiment très désagréables les conditions,
ne vont pas mettre en route un affolement irrépressible…
Le médecin, en parlant, observe
le jeune homme qui se décompose quelque peu, entre en
lui-même, devient livide et transpirant, et fait un signe
de la main. Le patient
C'est...c'est incroyable ! Pendant que vous parliez de ce «
rappel » je viens d'avoir une sorte de… de vision,
de flash. Je suis tout petit, cinq ans ou six, je suis sur le
port dans le pays de mes parents, enfin je suis né là-bas
aussi, en Tunisie, mais mon pays à moi c'est ici, j'y
suis arrivé pour l'école, juste après ce
souvenir d'ailleurs, complètement oublié…
Il donne l'impression de lire en lui comme
s'il regardait un film.
Je suis sur la jetée, en train de lancer des cailloux
dans la mer, je regarde quelques pêcheurs qui surveillent
leurs lignes… Et puis il y a un type qui surgit, je suis
incapable de…de dire si j'ai peur à ce point parce
qu'il m'a surpris totalement, je ne l'avais ni vu ni entendu,
un gars d'une vingtaine d'années, habillé en noir,
il me regarde, peut-être seulement par curiosité
mais moi je prends peur, je commence à marcher vers le
bout de la jetée, il me suit, je continue, j'accélère,
il avance toujours, je finis par courir, et je le vois toujours
derrière, j'ai l'impression qu'il porte je ne sais quoi,
un bâton, je suis terrorisé, je... Il
prend sa tête dans ses mains, puis place ses doigts devant
ses yeux.
J'ai...j'ai fini par… A ce moment là
il regarde le médecin avec les yeux hors des orbites,
effarés.
J'ai sauté à l'eau alors que je ne savais pas
nager, vous vous rendez compte ? Le
médecin
Lui laissant largement le temps de récupérer,
de retrouver son souffle,
Je me rends surtout compte de ce que vous venez de trouver tout
seul votre clef perdue… Il observe
avec quasiment plaisir le jeune homme.
Vous comprenez aisément votre piscine, maintenant ? Exactement
le rappel de votre « flash » visuel complètement
oublié, ou refoulé, gardé dans un recoin
pour une occasion… Le patient
C'est…je n'avais
jamais
parlé de cela avec qui
que ce soit… Ce sont les pêcheurs qui m'ont sorti
de l'eau, je me suis débrouillé pour sécher
en marchant, au soleil, j'avais tellement…honte que je
n'en ai parlé à personne chez moi, mon père
m'aurait hurlé dessus d'avoir eu peur, ma mère
m'aurait crié aussi parce que j'aurais pu me noyer…
Je n'ai rien dit, j'ai souvenir, maintenant, de n'avoir presque
pas dormi de la nuit... Peu après on est partis en France,
plus de port, plus de mer, j'ai totalement pensé à
autre chose et complètement oublié cette histoire…
Le médecin
Bon, je crois que nous avons pas mal avancé, non ?
Le patient Il
sourit.
Oui. Mais je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi,
depuis plus d'un an que je gamberge avec ces trucs là,
je me suis bourré de tous les tranquillisants et somnifères
de la terre, j'ai rencontré et consulté je ne
sais pas, neuf médecins, j'en ai parlé comme vous
dites avec l'infirmière, les pompiers, le docteur du
travail, des copains, des collègues, jamais jamais personne
ne...n'avait envisagé ce genre de…phobie, c'est
ça ? Comment ça peut se faire, c'est incroyable
non ? J'arrive par hasard chez vous et... ? Le
médecin
Prenant tout son temps pour répondre,
Vous savez, la plus grande partie des médecins, disons
même des professionnels s'approchant du domaine de la
santé, ont appris leur métier comme une science
véritable et logique... Pour 8 professionnels sur 10,
des symptômes précis ont une cause précise,
un diagnostic scientifique. Pour certains c'est seulement une
affaire de logique, faire coïncider leur apprentissage
scientifique avec une vérité diagnostique, mettre
forcément un nom de maladie sur ou derrière tous
les signes, pour d'autres c'est d'abord leur propre peur de
ne pas trouver de réponse correspondant à leur
vision et à leurs études, comme s'ils se disaient
absolument sans arrêt « il ne faut pas que je rate
un diagnostic grave, alors je vais chercher jusqu'à ce
que je trouve, je vais demander des examens, des analyses, des
radios, donner des médicaments, et je dois y arriver…
» Il regarde attentivement le
patient.
Alors que finalement, si bien évidemment on accepte cette
vision là de l'existence, six à sept personnes
sur dix ne vont avoir qu'un problème avec leur vie, la
manière dont elle a été fabriquée,
programmée, ce qu'ils ont vécu, subi, passé,
traversé, d'où ils viennent, comment ils ont été
conçus, élevés, éduqués…
Dans un sens heureusement pour nous les soignants, et cela devrait
l'être pour les patients eux-mêmes, mais les médecins
et les soignants ne sont pas fabriqués comme cela, pas
formés de cette manière, vous comprenez ?
Le jeune homme le regarde sans répondre.
On leur a dit et répété : « vous
avez la science, vous possédez le pouvoir de guérir
et de décider, alors trouvez des diagnostics et des maladies,
et appliquez des traitements », au lieu d'essayer de leur
dire « demandez vous toujours, toujours et d'abord ce
que les gens sont venus vous expliquer de leur vie, comment
ils parviennent à vous le faire comprendre, comment ils
existent »... Je ne dis pas qu'il n'y a pas des personnes
malades, naturellement c'est aussi notre travail de découvrir
cela, mais ce n'est heureusement pas le plus fréquent.
C'est pour cela que c'est un métier terriblement compliqué,
mais passionnément humain… Le
patient
Alors…alors tous les gens que j'ai vus ont pensé
d'abord, ou uniquement à une maladie ? Le
médecin Il réfléchit.
C'est probablement infiniment plus compliqué que cela.
Il y en a, par formation, par conviction, par exercice d'une
spécialité, qui n'auront effectivement pensé
qu'à une maladie. Le cœur, la respiration, le tension,
les globules, et cætera… Il en est d'autres qui,
à l'approche d'une éventualité de choix
entre une situation complexe, appartenant au psychisme, et qui
leur fait peur ou qu'ils n'ont ni l'envie nécessaire,
ni la formation indispensable pour l'aborder, auront opté
pour ce qu'ils ont appris, les organes, et ce qu'ils ressentent,
l'angoisse de passer à côté d'un diagnostic,
et ils ont conservé cette ligne de la maladie…
Il y en aura encore, - ne pensez pas une seule seconde que je
vous explique cela pour dénigrer ou critiquer, cela reviendrait
exactement à nier, du côté des praticiens,
la même influence absolument identique pour eux aussi,
de leur vie, de leur existence, de leurs expériences
et apprentissages, donc n'entendez cela que comme un simple
constat objectif et une explication -, qui inconsciemment retiendront
de… de leur position, de leur uniforme, de leur étiquette
de partenaires de la santé, un sentiment de pouvoir,
une capacité d'autorité, de décision, une
aura de puissance, je dis cela le plus…j'allais dire banalement
du monde car ces personnes, pompiers, brancardiers, infirmières,
aides-soignantes, ne songent pas une minute qu'elles utilisent
un pouvoir de peur, elles pensent plutôt aider en mettant
leurs idées à disposition des « victimes
»… Le patient
Oui, c'est flagrant ce que vous venez de dire, je crois que
les intervenants qui m'ont toujours le plus paniqué sont
les pompiers, les infirmières du travail, ou les gens
qui travaillent dans les services d'urgence, un commentaire,
deux questions, trois attitudes, et vous vous sentez déjà…
Le médecin
Mort, c'est ça ? Le patient
Oui, c'est incroyable, mais je me suis vu mort je ne sais combien
de fois, avec tous ces pronostics, ces examens, des hypothèses
et ces menaces…
Il s'arrête quelques secondes et
interroge de nouveau le médecin en le regardant.
Mais…mais alors, quand on parvient à…comprendre
ce qui arrive, qu'est-ce qu'on fait après ? Je veux dire
cela se soigne, il y a des traitements ? Parce que je voudrais
bien m'en sortir malgré tout, vous voyez ? Alors qu'est-ce
que je dois faire ? Le médecin
Souriant,
J'ai le sentiment que vous venez de « faire » comme
vous dites plus que vous n'en aviez jamais eu l'occasion jusqu'à
présent, en comprenant les causes, en découvrant
les mécanismes, en réalisant que l'on peut très
bien éprouver des symptômes terrifiants, exprimer
par des signes violents, sans être atteint d'une maladie…
Observant le jeune homme,
Ce qui se passe, c'est que votre… votre corps, votre personne
est devenue réactionnelle, comme si elle était
programmée pour répondre par la peur éventuellement
panique à des stimulations spécifiques. Piscine,
oppression, lieu fermé, plongée dans un escalator,
panique, affolement, respiration coupée, menace d'étouffement,
peur de mourir… Un regard vers le
patient,
C'est vraiment comme un programme… Stimulation déterminée,
réaction prédéfinie, cela veut dire que
la solution va consister en une « déprogrammation
» du comportement. Le but va être que votre personne
ne déclenche plus automatiquement, par réflexe
de programmation, un comportement déterminé face
à une situation donnée, vous voyez ce que je veux
dire ? Le patient
Oui, enfin je pense, je suis votre démarche, mais cela
existe, ce truc là, cette solution ? Le
médecin
C'est ce que l'on appelle une thérapie comportementale…
Et c'est exactement créé pour aider les personnes
qui souffrent de ces phobies, entre autre, pour vous amener
à être capable de déprogrammer vos réactions
de panique… Le patient
Et ça marche comment, ce genre d'affaire, c'est un truc
d'analyse, avec un psy, c'est ça non ? Le
médecin
Justement ce n'est pas une analyse. L'analyse cela consisterait
à se demander très longuement pourquoi vous êtes
vous-même, quelle est votre structure psychique, à
s'occuper de votre « moi » et de votre bonheur,
alors que là, je dirais pour simplifier que vous venez
par exemple de découvrir des éléments de
votre vie, de les analyser : ce qui s'est passé autrefois
sur ce quai du port, vos réactions, la répercussion
sur l'épisode de la piscine. Là on analyse, mais
on ne change rien à votre comportement…
Toujours la même observation intense
du patient,
Alors qu'en comportemental, on n'a pas d'intérêt
particulier à considérer et décrypter vos
états d'âme, qui ont toutes les bonnes raisons
d'être ainsi, on va s'occuper des faits, pour modifier
les réactions dans le réel… Le
patient
Oui, je veux bien vous croire, mais je ne comprends pas encore
en quoi cela consiste, c'est long, cela se pratique comment,
c'est de la psy, quand même ? Le
médecin
Cela se pratique avec un thérapeute, un comportementaliste,
qui n'est donc pas quelqu'un qui, comme les analystes, écoute
sans intervenir autrement qu'en relançant de temps en
temps. Non, là le thérapeute travaille avec vous,
sur vos réactions, vos comportements… Je vais vous
illustrer cela : tout à l'heure, vous avez commencé
à me raconter votre vision, et j'insiste sur vision car
vous parliez comme si vous regardiez un film au cinéma,
eh bien sans vous en rendre compte, et n'importe qui aurait
procédé de la même manière, en décrivant
cette scène que vous voyiez réapparaître,
vous regardiez un point fixe, situé un peu en bas sur
votre gauche, là où l'image vous apparaissait
le mieux, comme s'il y avait un écran…
Le patient
Ah bon ? Le médecin
Oui, c'est simplement votre programmation visuelle à
vous, d'ailleurs quand je viens de l'évoquer, une fraction
de seconde vous avez de nouveau porté vos yeux au même
endroit… mais peu importe, ce que je veux dire c'est qu'une
première stratégie thérapeutique consisterait
par exemple à vous demander de me raconter encore la
même séquence, mais en fixant un autre point de
l'espace cette fois, et cela suffirait pour modifier l'image,
et surtout sa portée sur vous…Ce n'est qu'un exemple…
Le patient
C'est véritablement étonnant. Le
médecin
Vous n'imaginez pas à quel point nous sommes tous programmés
dans d'innombrables domaines… Alors autre stratégie
habituelle, il vous est demandé de raconter encore le
même film, si je puis dire, mais de vous arrêter
dès que cela devient difficile, dès que la peur
apparaît… Et le thérapeute tient compte de
nombreux autres paramètres, le débit de votre
voix, il va se régler sur le même, l'intonation
la plus douce possible pour vous parler, la lenteur qui influencera
votre propre rythme, tout une sorte de conditionnement bénéfique
destiné à vous mettre en état de confiance,
en sécurité… Et puis on recommence et on
recommence, à votre convenance, jusqu'où vous
parvenez à aller, mais en changeant par exemple volontairement
la fin, dans votre film vous décidez non plus de sauter
dans l'eau mais de vous baigner dans la mer, ou bien vous vous
arrêtez et vous attendez de voir si le type est encore
vraiment derrière vous, après tout il a peut-être
laissé tomber, ou il suivait un chien, un oiseau, ou
il se promenait banalement mais vous a créé une
peur effroyable sans le vouloir, vous comprenez le mécanisme
? Le patient
Mais ça marche, ce genre de méthode ? C'est cela
la comment, la… l'hypnose ? Le
médecin
On finit par travailler en état de conscience altérée,
cela veut dire qu'en parlant différemment, en rythme,
en tonalité, en débit, en plaçant les phrases
sur votre respiration à vous, en créant une atmosphère
protectrice et douce, confiante, vous retrouvez plus facilement
les images, et surtout vous parvenez à les modifier,
les travailler. Le patient
Mais vous ne pourriez pas faire cela vous-même, pour éviter
que je doive aller voir je ne sais qui ailleurs, parce que c'est
ce qui va se passer, non ? Le médecin
Oui, dans l'absolu on pourrait, il suffit que le médecin
ait appris, mais bizarrement voyez-vous il intervient, en tout
cas pour moi, une question de rôle, ce n'est là
encore que de la programmation, actuellement dans mon personnage
à moi du médecin que vous êtes venu consulter,
comme les patients qui sont passés avant vous et ceux
qui vont suivre, je suis pour vous tous un écoutant,
un praticien chargé de vous aider à trouver une
voie, une orientation, parfois un traitement, de vous permettre
d'exister… Mais par exemple quand je prescris des séances
de rééducation à quelqu'un, cette personne
va se traiter chez un kinésithérapeute, si un
gamin présente des troubles de langage il ira voir une
orthophoniste, si un malade doit recevoir des piqûres
une infirmière les lui fera, s'il faut une intervention
chirurgicale c'est un chirurgien qui opèrera, et même
si je suis la grossesse d'une femme enceinte jusqu'au bout,
elle se fera accoucher par une sage-femme ou un gynéco…
Et pourtant j'effectue par exemple les injections des vaccins,
je peux suturer une plaie si besoin et il se trouve que j'ai
opéré moi-même 450 personnes autrefois dans
la brousse en Afrique, ou bien j'ai accouché personnellement
la moitié de mes patientes pendant mes 15 premières
années d'exercice. Et j'ai de la même façon
appris la thérapie comportementale, mais tout ceci répond
à des cadres, des circonstances, des conditions, aussi
bien matérielles, d'organisation, de locaux, d'administration,
et tout simplement de rôle, qui mènent à
pratiquer certaines techniques ici, d'autres là, dans
des contextes et des circonstances définies... En somme,
la thérapeute que vous allez voir ne soignera pas vos
angines, ou la migraine, une hépatite un infarctus, ou
une colique néphrétique, alors que rien ne nous
dit, selon son parcours personnel, qu'elle ne saurait pas le
faire, et moi je ne me consacrerai pas à une thérapie
comportementale, à un accouchement ou à opérer
un intestin, bien que je puisse effectuer tout cela en raison
de mon parcours, parce que mon rôle ici et maintenant
est autre, différent… Le patient
Et qui pratique alors ces…techniques, dans la région
? Le médecin
Très peu de professionnels sont de vrais thérapeutes
comportementalistes, c'est véritablement une orientation
particulière. Dans la région, parce que c'est
bien effectivement par région qu'il faut regarder, il
y a un homme qui pratique en cabinet privé, réellement
comportementaliste, à quinze kilomètres environ,
je vais vous donner l'adresse et le téléphone,
et cette dame à laquelle je faisais allusion, qui exerce
à l'hôpital, je vais également vous indiquer
comment prendre un rendez-vous. Le patient
Et c'est long ? Le médecin
Les rendez-vous ou la thérapie ? Le
patient
Non, les séances ? Le médecin
Il en faut plusieurs, naturellement, mais généralement
bien moins que pour une analyse, quelques unes seulement, chaque
séance peut durer dans les trois-quarts d'heure, pour
le délai j'imagine que cela dépendra de votre
emploi du temps, deux semaines peut-être… ?
Le médecin attend très longtemps
pour savoir si le jeune homme a d'autres questions à
poser.
Tout cela vous convient ? Le patient
Absolument ! La même remarque me revient sans cesse :
quand je pense que je… que je me trimbale de cabinet depuis
un an et quelques… Le médecin
Cela a permis de rendre plus…mature, plus profitable votre
démarche ou votre recherche… Le
patient
Au fait, qu'est-ce que je fais de mes traitements ? Le
médecin
Je crois que vous allez parfaitement évaluer tout seul
leur nécessité... Si, face aux menaces de l'angoisse,
de la peur, de la panique, vous parvenez déjà
à vous dire « ah oui, c'est encore toute cette
affaire qui m'envahit, bon alors je ne m'inquiète pas
ce n'est pas une maladie » vous n'en aurez pas besoin,
vous le sentirez vous même, si cela se mettait à
vous envahir sans motif, comme cela sans que vous découvriez
une explication, même en restant calme, en réfléchissant,
en repensant à ces films de votre vie, vous avalez un
bout de quelque chose contre l'angoisse pour que cela calme.
En sachant parfaitement que ce ne sera jamais un traitement,
que certainement vous ne devriez pratiquement plus en avoir
l'usage petit à petit, et que la thérapie une
fois entreprise vous permettra d'oublier ces comprimés
dans un tiroir, ils ne seront plus que des témoins d'un
épisode, pour vous permettre de penser « avant
j'étais obligé d'avaler des calmants, maintenant
je maîtrise tout cela tout seul, et pourtant le passé
est demeuré le même. Mais c'est moi qui ai changé
» Les thérapies sont destinées essentiellement
à changer... Le patient
C'est étonnant, parce que j'ai déjà l'impression
d'avoir complètement changé par rapport à
tout cela. J'étais arrivé avec l'idée habituelle,
comme je l'ai répété cela fait plus d'un
an que je fonctionne contraint et forcé comme cela, de
découvrir enfin qui trouve ce que j'avais, quelle maladie,
avec des examens et des traitements, et maintenant j'ai réalisé
que je suis quelqu'un de…normal je pense, qui a subi le
contrecoup de tas d'évènements, qui a été
conduit sans arrêt vers la peur, avec une seule notion
fondamentale, celle de parvenir vite à faire disparaître
tout ce qui m'a gâché la vie… Il
lève les yeux vers le médecin.
Vous pensez qu'il faut que je contacte la thérapeute,
malgré tout ? Le médecin
Le plus fondamental pour vous, maintenant, c'est que vous vous
fabriquiez vous-même votre moyen de défense, et
c'est bien ce que la thérapie comportementale va vous
apprendre, face à une stimulation d'habitude perturbante,
savoir mettre en action un autre programme que celui que la
vie vous déclenchait jusqu'alors, en réagissant
autrement. C'est pour cela qu'il est souhaitable que vous rencontriez
la thérapeute, pour que vous puissiez changer de mode
de fonctionnement… Je vous écris les noms et adresses
des deux correspondants. Le patient
Merci Il recompose son attitude pour
la rendre plus « solennelle » et insistante.
Merci beaucoup, vraiment, je sens que vous allez être
parvenu à me changer la vie… Le
médecin Il regarde le
jeune homme en souriant.
Ou au moins l'existence, peut-être… Le
patient
Vous faites une telle différence ? Le
médecin
Considérable ! Pour ce qui est de vivre, vous viviez,
avec des difficultés, des heurts, des problèmes
répétitifs, cela en changera la quantité,
le rythme, j'espère que cela effacera une partie pénible,
mais quant à exister c'est là tout l'espoir, que
vous existiez différemment, qualitativement en devenant
qui vous souhaitez être, même si la vie en elle-même
garde des soubresauts, des obstacles, des contraintes, qu'au
moins elle ne vous empêche jamais d'exister comme vous
l'entendez, le voyez, le sentez… Le
patient Il demeure pensif,
rêveur, attentif et silencieux.
Eh bien merci, merci encore. La
lumière baisse sur la scène, le plateau s'éteint
et devient noir. Fin de la séquence.
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