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La santé est notre affaire à tous
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Le médecin
Non, il n'est pas question de mettre en doute, mais vous savez
l'organisation, la répartition démographique comme
on dit, la nature des exercices professionnels très variés,
la manière dont sont formés les médecins
en université va mener à des différences
considérables, et vous avez parfaitement raison d'être
lucide. Vous voyez quelquefois, une femme enceinte se trouve
par le hasard de son lieu d'habitation géographique,
simple exemple, avec un choix dont elle ne possède aucun
des éléments objectifs… La
patiente
Oui, c'est bien ce qui se passe… Le
médecin
Et alors… Dans le cabinet médical d'un bout de
la rue, le médecin qu'elle va rencontrer n'a jamais effectué
un accouchement de sa vie, parce que son cursus de médecin
de 35 ans ne l'y a jamais confronté, et la parturiente
sera son cinquantième dossier de grossesse à suivre,
juste une hypothèse, quand à l'autre bout de la
même rue le praticien « ancien modèle »
de 50 ans aura eu l'occasion d'effectuer des centaines d'accouchements
à une époque, et aura dans ses classeurs ou son
ordinateur 2000 fiches de surveillance de grossesse. Cela peut
aller d'un extrême à l'autre… La
patiente
En souriant ironiquement,
Et…vous êtes à quel bout ? Le
médecin
Riant,
J'aurais envie de vous répondre…que « je
suis complètement à bout » juste parce que
ce genre de formulation m'amuse infiniment, mais en réalité
ce serait entrer dans le tragique de mes confrères obstétriciens
qui, eux sont réellement à bout, perturbés,
inquiets, bousculés, ballottés entre des mesures
administratives, l'absence de reconnaissance de leurs difficultés
énormes, un manque d'effectif alarmant, et des pressions
financières des compagnies d'assurance, mais je m'écarterais
du sujet… La patiente
J'ai entendu parler de cela à la télé,
comme tout le monde… Le médecin
Oui, le monde médical est assez fortement dans la tourmente,
depuis des années… Bon mais j'en reviens à
votre question amusante (en souriant de
nouveau)
Le but n'était pas de parler de moi, ou de me situer, mais
je vais vous répondre. D'abord comme vous le voyez je suis
plutôt dans les vieux que dans les jeunes, et de fait j'ai eu
le très grand plaisir d'accoucher moi-même mes patientes
pendant les 15 premières années de mon exercice, mais
tout de suite j'insiste sur des points inverses. Le même praticien
de 35 ans évoqué tout à l'heure saura déchiffrer
un électrocardiogramme compliqué, se servir d'un défibrillateur,
interpréter des tracés d'électromyographie, lire
un scanner, moi non, le tout est exactement de se placer dans son
domaine de compétence conscient et accepté. La
patiente
Je savais que vous aviez accouché des femmes autrefois,
une de mes voisines m'a raconté que vous aviez mis ses
deux fils au monde, ils ont une vingtaine d'années maintenant…
Le médecin
C'est vrai, c'était d'ailleurs extrêmement agréable
d'accompagner d'un bout à l'autre cette grossesse, de
mettre soi-même l'enfant au monde, et ensuite de suivre
aussi cet enfant dans sa croissance, son développement,
son accession à l'existence autonome… La
patiente
Mais cela s'est interrompu pour des raisons dépendant
de vous, ou de l'administration, de l'évolution, des
patientes, de quoi essentiellement ? Le
médecin
La réponse la meilleure est probablement la plus simple
: il s'agit d'un mélange de tout cela. L'évolution
de la science, de la connaissance plutôt, s'est accompagnée
d'un apport technologique important, l'échographie, les
analyses biologiques, des dépistages spécifiques,
et donc peu à peu d'un investissement matériel
de plus en plus onéreux des cliniques et des hôpitaux,
d'un personnel entourant la naissance également de plus
en plus performant, formé pour cela, donc coûteux
aussi, et la partie financière de l'évolution
a envahi et dépassé la capacité de la plupart
des établissements. Seuls les hôpitaux ont pu survivre…
La patiente
C'est à ce point ? Le médecin
Absolument, c'est très inégal, compliqué,
administratif…
Administrativement des quantités de formalités
sont intervenues, compliquant dans un sens la surveillance,
mais améliorant à l'inverse la prise en charge
des parturientes sur tous les plans y compris celui des aides,
et du financement. Et enfin un point sur lequel se sont concentrés
ces derniers temps les médias, la prise en charge du
risque par les assureurs est devenue un casse-tête, entre
la menace de procédures de toutes sortes, le fantasme
d'un risque zéro rêvé par tous, et la responsabilité
que prennent alors les praticiens qui pratiquent encore des
accouchements, ou les sages-femmes rémunérées
pour cela... La patiente
En résumé, vous pouvez encore suivre ma grossesse,
ou bien c'est impossible ? Le médecin
En résumé, comme vous dites, si la grossesse est
normale, votre médecin traitant habituel peut sans problème
en assurer le suivi, depuis votre déclaration jusqu'au
passage de relais à la structure hospitalière
qui assurera la fin, vers le septième mois…
La jeune femme, patiente et parturiente
Si la grossesse est « normale » dites vous ? Comment
le saura-t-on ? Le médecin
Il sourit.
Cela m'amuse, parce que, si vous en avez gardé souvenir,
lors de notre première entrevue, vous vous posiez la
question de savoir si vous étiez « normale »,
maintenant vous allez vous interroger sur votre grossesse, va-t-elle
s'avérer « normale » ? La
patiente
C'est vrai, en effet. Le médecin
C'est amusant aussi, - au passage je suis conscient d'employer ce
mot là très souvent, amusant -, parce qu'il serait presque
envisageable de se poser la question à la longue, certains
médecins ne seraient-ils destinés qu'à recevoir
des gens normaux et des pathologies normales ?
(Il sourit) Pour répondre à vos interrogations,
c'est précisément grâce à un certain nombre
de repères que la distinction s'établit. Des repères
liés à la technologie, à la connaissance, au
progrès scientifique, à l'imagerie. On va alors s'efforcer
de distinguer une grossesse dont tous les paramètres, décidés,
sélectionnés, préparés à l'avance
montrent la normalité statistique, selon des études
prouvant leur utilité et leur évaluation en terme de
coût, de facilité, de risque, de justification par rapport
à ce que l'on peut en attendre, d'une autre grossesse plus
complexe qui entrera dans d'autres catégories… La
patiente
Mais autrement dit tout devient technique, mécanique,
biologique, statistique… Le médecin
Vous savez, à partir du moment déjà ancien, et
complètement bénéfique sans doute, où
on a commencé à être capable de programmer les
grossesses, on a introduit une part de logistique, de statistique,
de chimie, de biologie, de stratégie, au lieu de continuer
à se fier au hasard comme avant. Alors pour passer du stade
de programmation assumée à celui de surveillance médicalisée,
simplement cette notion là, il a fallu ajouter encore de la
prévention, de l'imagerie, de l'électronique, de l’immunologie,
du dépistage, d'autres statistiques, une autre biologie, et
puis de l'instrumentation, du matériel de prélèvement
dans le cordon, d'exploration dans l'utérus, de l'anatomo-pathologie,
etc… La patiente
Oui, cela impressionne, malgré tout. Le
médecin
Pensez à une comparaison : pour passer des courses de
voiture d'autrefois, à 160 kilomètres heure, où
les pilotes risquaient sans cesse de mourir, à la formule
1 actuelle, où en allant à 330 kilomètres
heures ils sont presque en sécurité, il a fallu
tout inventer aussi, le matériel, l'électronique,
les transmissions, les ordinateurs, les pneumatiques, les réglages.
Et pourtant dans les deux cas il s'agit de protéger un
être humain à l'intérieur du réservoir
qui le porte… La patiente
Ah oui, je n'avais jamais pensé à imaginer cela
comme ça… Le médecin
La grossesse ? La patiente
Elle sourit.
Non la formule 1 ! ! Je plaisante, mais la comparaison me parle tout
à fait… En réalité la technologie, ici
dans le cas de ce petit être en formation protégé
par mon corps, cette espèce de capsule, bénéficie
d'une approche multiple extraordinaire, dans le but de l'amener entier
et en excellent état à l'arrivée, tout comme
le pilote, grâce aux progrès de tous les corps professionnels
associés, sera à l'arrivée en dépit de
tous les dangers les plus aigus….
Le médecin Pensif
et avec un air interrogateur.
Ce qui est intéressant dans cette histoire, c'est que tout,
au delà de ces aménagements technologiques, électroniques,
etc., reste dépendant de l'humain. Et c'est perpétuellement
l'humain qui fait glisser, déraper, modifier, perturber. Vous
imaginez, le pilote est entouré d'une équipe, de techniciens,
de responsables du matériel, tout est pensé, prévu,
programmé. Sauf qu'il a un rhume, le nez bouché, les
yeux qui piquent, ou bien il a mal à une épaule, ou
bien des… (il rit presque) des
hémorroïdes, ou il s'est disputé avec sa femme,
ou son fils a vomi toute la nuit dans sa chambre…et tout à
coup rien n'est pareil, plus rien ne va…Finalement la parturiente,
la femme enceinte pendant sa grossesse, elle est aussi surveillée,
accompagnée, assistée, protégée, suivie,
avec elle aussi son électronique, son imagerie, sa technologie,
son équipe…Et pourtant à la fin il y en aura qui
n'auront pas gagné la course, qui arriveront au bout avec des
problèmes…
La patiente
Vous êtes pessimiste… Le
médecin
Non, parce que je ne pensais pas le moins du monde à une anomalie,
une perturbation, encore moins à une malformation, non je pensais
à la banalité du quotidien des humains : la Maman ne
parvient pas à trouver un prénom… pourquoi ? Parce
qu'elle voulait une fille et elle a un garçon ou l'inverse,
parce que le prénom qu'elle aime, le seul, est en fait celui
de son tout premier petit ami, son unique vrai amour, et elle n'ose
pas, ou son mari avait connu ce type là à l'époque,
elle lui en a parlé, ou parce que le prénom choisi,
en apparence décidé d'un commun accord, apparence seulement,
est celui de la belle-mère ou du beau-père… Oh
on l'a un peu modifié au dernier moment, Julie au lieu de Juliette
ou Jules, ou encore elle souhaitait vraiment, mais alors là
c'était plus qu'un voeu, quasiment une promesse intérieure,
donner le prénom de sa petite soeur morte quand elle avait
sept ans, mais il a fallu que quelqu'un, au dernier moment, la tante,
ou la belle-soeur, ou la grand-mère, dise « comme ta
soeur ? Oh non tu n'y penses pas cela porterait malheur ! »
Et voilà une grossesse merveilleuse, mais gâchée,
un bonheur voilé, une histoire à laquelle personne ne
comprendra rien, rien… La jeune
femme
Regardant le médecin par en dessous,
interrogative,
Vous…vous essayez de me dire quelque chose ? Le
médecin
Souriant,
Tiens c'est amusant comme question...et intéressant. Vous m'avez…entendu
vous dire quelque chose de particulier ? La patiente
Non, c'est vrai…Mais évidemment je pensais à ma
grossesse, à ce…à mon bébé, et je… Le médecin
Vous… ? La patiente
Elle est entrée en elle-même
et paraît méditer, réfléchir.
Je...je me demandais...je me demandais qui il allait être…
Le médecin
Ce qui est une excellente question… Pour le moment, moi
j'ai entendu « mon bébé » ce qui correspond
à ce que vous m'expliquiez, actuellement vous vous le
gardez pour vous, ensuite à une période il va
devenir votre bébé que vous confiez à l'assistance
d'une équipe, quant au reste cela demeurera justement
votre inconnu, votre option, vos choix… La
patiente Elle regarde le praticien,
passe la main dans ses mèches, puis parle.
Je…j'ai l'impression que nous parlons de la même
chose, mais vous comme d'un choix, moi comme d'une espèce
de peur de l'inconnu oui, comme vous dites… Le
médecin
Tout ce que je veux exprimer en formulant cela par ces phrases
là, c'est que vous allez confier, selon vos choix à
vous, votre enfant à un équipe de soins, de prévention,
de techniciens médicaux…. Et que pour le reste
le même enfant va se trouver aussi pris…et alors
première interrogation : pris en charge, pris en chasse,
pris tout court, pris en quoi d'autre ? Par une équipe
de parents, d'amis, de proches, et ça ce n'est votre
option à vous, qui nécessiterait alors un choix.
Et le vôtre, de choix, étant de le…confier
aussi, encore une fois confier, ce mot de confiance, avec vos
critères réfléchis à l'avance, acceptés,
négociés si besoin. En tout cas l'inconnu différencie
vos choix de ce à quoi vous devrez vous résoudre…
La jeune femme
Mais...quelque chose vous inquiète ? Le
médecin
Pas du tout ! Simplement je n'ai pas pris ces exemples au hasard,
bien sûr, dans votre propre histoire il y a des vivants,
votre mari, votre belle-soeur, votre belle-mère, des
quantités d'autres, c'est l'équipe... j'allais
dire adverse, ce serait horrible, et puis il y a beaucoup d'absents,
votre mère, votre petit frère, peut-être
bien votre père, et cela c'est votre équipe à
vous, en réalité bien sûr tous, absolument
tous, présents et absents, sont dans votre équipe,
reste à savoir comment vous allez les faire jouer, et
quel poste ils vont décider d'occuper ? Qui est le véritable
capitaine, qui arbitre, qui marque les buts, qui est passeur,
attaquant, défenseur, on peut même aller s'interroger
sur la règle du jeu, qui l'a écrite, inventée,
qui la fera appliquer ? La jeune femme
Vous aimez bien les métaphores… Le
médecin
Souriant,
Celles des équipes, parce que bizarrement, l'être humain,
individu unique et exceptionnel dans sa réalité personnelle,
pratique toute sa vie des sports d'équipe, malgré lui,
en appliquant des règles qui ont été écrites
bien avant lui, et dont les arbitres ont été désignés
en dehors de lui, même les limites du terrain risquent bien
d'avoir été définies avant… Alors ensuite,
c'est un peu comme si la vie consistait à opérer sur
un même terrain, d'entente si possible mais pas toujours, avec
des limites identiques, des règles acceptées par tout
le monde, et si l'existence, elle, tenait essentiellement au poste
auquel on a accepté, ou encore mieux décidé de
jouer…
La patiente
Cela me plaît assez, comme image…. Elle
devient songeuse un moment et le médecin la laisse réfléchir.
Je vais me montrer horrible, mais…il y en a même qui jouent
le ballon, des fois ? Le médecin
Il sourit.
Je me demande…je me demande si la plus grande des lucidités
n'est pas précisément de parvenir à définir
qui joue le rôle du ballon, à un des pôles de l'affaire,
et qui joue le gardien de but, à l'autre extrémité… La jeune
femme
Je ne suis pas entièrement certaine de vous suivre…
Le médecin
C'est simplement que celui ou celle à qui a été
dévolu le rôle de ballon va être manipulé
bousculé, propulsé, baladé, heurté,
dirigé, par tous les autres, certains trouvant un rôle
très constructif, positif, collectif, à passer,
bâtir des stratégies collectives, monter des une
deux, s'appuyer sur les autres, et le gardien de but peut être
considéré comme un rempart, un garde-fou, ou bien
uniquement comme un empêcheur, une barrière. Et
même là, toujours dans la métaphore, un
gardien vraiment infranchissable cela n'existe pas, reste à
inventer une stratégie pour passer à travers….
La patiente
Si je tente de résumer : pour le moment je joue seule,
ma grossesse est pour moi, je me l'approprie, je commence à
construire… Ensuite je vais évaluer et décider
du rôle que je choisis dans l'équipe, les règles,
les limites, les stratégies, les ententes, c'est cela
? Le médecin
Je crois bien, oui, et en fait il me semble que vous aurez plusieurs
parties à jouer, avec des équipes différentes.
Une équipe familiale, mettons des supporters mais à
canaliser, ne pas laisser déborder, éventuellement une
autre équipe proche mais qui porte un maillot différent,
un peu comme si ceux là voulaient vous faire arborer leur pub,
mais en vous laissant jouer et vous débrouiller, et puis une
équipe complètement différente, celle des soignants
et techniciens de la grossesse, un peu comme celle des entraîneurs
et préparateurs techniques, avec leurs orientations, leurs
stratégies… Et dans tout cela vous évoluez en
gardant des lignes qui vous sont personnelles : vous avez envie d'éviter
les pénalités mais de toute manière vous voulez
que l'on vous explique chaque fois les règles, vous souhaitez
décider du choix des partenaires, de votre poste, du jeu d'équipe,
vous gardez entièrement la maîtrise de la couleur des
maillots et des supports publicitaires, et puis pour finir vous avez
le droit de tirer les pénalties et de marquer des buts, ou
des points, quand vous sentirez que cela s'avère nécessaire… La patiente
Cela ne risque pas de paraître exigeant, tout cela ?
Le médecin
Un seul objectif, que vous ne deveniez jamais le ballon que
chacun se passe et repasse sans demander votre avis, vous voyez
? La jeune femme Elle
sourit,
C'est drôle, je ne m'étais pas imaginée parlant
foot avec un médecin. Le
médecin
En fait nous avons parlé système collectif dans
le cadre du rôle que chaque être humain a à
jouer, en particulier dans les ensembles familiaux, mais par
extension sociaux en général, groupes, sociétés,
entreprises, associations, partis, partout les règles
sont les mêmes… La patiente
Cela déboucherait presque sur une affaire de négociations,
votre « système », alors ? Le
médecin Réfléchissant,
Ou bien d'avantage de transaction. Vous voyez, comme s'il pouvait
dans certains cas exister un « enfant-cadeau » c'était
votre première option, ou du moins impression quand vous
êtes venue la première fois : ma belle-soeur offre
un enfant en cadeau à sa mère, elle en tire un
bénéfice secondaire… Et puis maintenant
vous venez de passer de cet enfant objet transactionnel, si
je peux oser cette formule, à un enfant qui est devenu
pour vous un être construit, vous lui apportez à
lui vos éléments de construction, il vous retourne
tout ce que définit la vie, son existence et la vôtre,
vous avez transformé en échange entre humains
liés par la biologie, les organes, l'affectif, l'amour,
ce qui risquait d'être une transaction virtuelle entre
d'autres humains reliés par la société,
vous me suivez ? La patiente
Elle demeure méditative.
Oui…je crois bien que oui, absolument. Elle
s'interrompt un instant.
Et…et excusez moi, sur un plan pratique… Le
médecin
Riant,
Mais en voilà une bonne idée, sur un plan pratique,
oui ? La patiente
Vous avez évoqué une grossesse…normale…
? Il existe une définition ? Le
médecin
Souriant toujours,
Vous savez, c'est comme lorsque les ordinateurs vous affichent
« par défaut » autrement dit faute de mieux.
Alors pour les grossesses, dans le monde moderne, et reconnaissons
le celui du progrès, on a défini des règles,
comme au foot et aux sports d'équipe. Autrefois, et dans
tout le tiers et quart monde cela persiste ainsi, une grossesse
était et est encore là-bas une partie de hasard.
Quand on a la chance de savoir gouverner ou prévoir une
grande partie de ces hasards en forme d'inconnues, on détermine
des points de repère, vous comprenez ? La
jeune femme
Elle approuve de la tête et du geste. Le
médecin
Alors cette grossesse dite « normale » va être
encadrée par des règles d'ordre administratif
: des documents pour la déclarer, la suivre, la prendre
en charge, des délais à respecter pour obtenir
des primes, la gratuité des examens prévus par
la loi, etc….Des papiers, autrement dit. Ensuite vont
survenir des règles stratégiques : quels examens,
pour quels résultats, et surtout pour en attendre quoi,
des dépistages de sérologies, des échographies,
en fait de la prévention sous toutes ses formes et de
la surveillance attentive. Qui va s'articuler évidemment
avec une logistique : les dates auxquelles ces examens doivent
être pratiqués pour s'avérer utiles et efficaces,
imagerie, laboratoire, et cætera… La
patiente
Bouh… ! Cela paraît d'avance un peu pesant, tout
cela non ? Le médecin
Contraignant, mais utile, à la fois en tant que repère
diagnostic, tel examen est efficace à tel moment de la
grossesse en temps que dépistage et surveillance, ou
bien comme repère administratif, sachant que tel document
sera nécessaire pour obtenir l'avantage et la prise en
charge prévus, et puis pour l'organisation, quand retenir
la maternité, s'inscrire, prendre contact… Mais
vous savez par exemple pour un mariage, vous avez aussi des
formalités administratives, médicales, et d'organisation,
et tout le monde trouve cela naturel… La
patiente
Oui, c'est vrai ! Le médecin
Je vous accorde qu'il reste une partie fondamentale, extrêmement
importante, c'est toute la part que j'appellerai d'accompagnement.
Le suivi et l'environnement, la surveillance physique, psychologique,
relationnelle, humaniste, la vie et l'existence en somme, à
l'occasion de cette grossesse. Exactement ce qui marquera la
différence, si je peux exprimer les choses ainsi, entre
des relations interhumaines d'ordre « marchand »
et « bureaucratique » du donnant-donnant médical,
tous ces examens et résultats, un savoir en échange
d'une confiance, et puis du donnant-donnant identique administratif,
des droits et des attentes contre des devoirs et des contraintes,
la différence entre cela et des relations humaines ayant
trait au collectif, c'est à dire presque métaphysique,
si ce mot ne faisait pas ou peur ou sourire… La
jeune femme
Alors cela ne sera pas grave si je souris. Métaphysique
? Ouaouh …! Le médecin
Oui, c'est à dire seulement de l'ordre de la vie avec,
et parmi les autres, comment vivre en société,
comment plus précisément mesurer son existence,
de la vie à la mort au milieu de ses semblables…
La patiente
Dans la grossesse, on serait plutôt dans la vie, non ?
Le médecin
Vous avez raison, on se situe dans la création d'une
vie. Mais si vous réfléchissez à ce qui
préoccupera toujours, en permanence, la future mère,
la femme en gestation, le père en gestation, leur entourage,
est-ce que c'est la vie ? Rarement telle quelle, il y aura en
réalité une part de l'être humain qui s'interrogera
sans cesse, souvent inconsciemment, sur « l'après
», comment cela fera-t-il quand nous serons un de plus,
comment nous arrangerons nous, qu'est-ce qui sera modifié,
et ça ce serait du niveau de l'existence, comment continuer
à exister tous en vivant les uns avec les autres, et
sans doute longtemps une part bien plus envahissante encore
qui ne cessera de penser aux complications, aux accidents, aux
malformations, aux risques, et là nous sommes bel et
bien dans la mort, même si ce n'est jamais formulé
ainsi, vous comprenez ce que je veux dire ? La
jeune femme
Très bien, oui, alors elle est là, votre métaphysique
? Le médecin
On peut appeler cela rigoureusement comme on veut, « projections
inconscientes » par exemple, ou comme je le disais plus
ou moins « élargissement de la vie naissante à
l'existence des êtres humains ensemble » La
patiente
Elle médite un moment, sourit, puis regarde le médecin
directement.
Et qu'est-ce que vous proposez pour moi, alors ? Le
médecin Il sourit à
son tour.
Ma proposition, c'est que vous décidiez tranquillement et à
votre rythme de ce qui vous convient à vous personnellement.
C'est très bien vous avez déjà décanté
pas mal d'étapes, vous vous conservez un peu votre grossesse
pour vous, ensuite vous décidez de votre manière à
vous de la partager, en en conservant complètement la maîtrise,
pour tout ce qui n'est pas disons administratif, ou réglementaire
en général, y compris dans les réglementations
sanitaires de surveillance, après il va vous rester à
considérer la prise en charge qui vous paraît compatible,
profitable, acceptable et simple. Ou vous confiez à des professionnels
spécialisés le suivi obstétrical, inévitablement
il en interviendra plusieurs dans tous les cas, et dans le temps,
et vous venez me voir quand vous avez besoin de la partie accompagnement. Le
médecin observe attentivement la patiente, pour évaluer
ses réactions.
Ou encore l'idée vous convient que je suive aussi médicalement
parlant votre grossesse, ce qui implique un important changement
dans notre mode relationnel, avec des examens cliniques spécifiques,
gynécologiques et obstétricaux, si tout ceci vous
semble acceptable, tout en n'ôtant rien à la partie
d'accompagnement physique, psychologique, relationnel, évoqué,
et dans ce cas vous me ferez part de votre décision une
prochaine fois. Rien ne presse… La
patiente
Mais vous avez parlé de délais… ? Le
médecin
Rien n'empêche de mettre en route les examens les plus
simples de démarrage auprès du laboratoire, comme
cela ils seront effectués, après vous en montrerez
les résultats à qui vous le souhaiterez, cela
vous conviendrait, comme approche et comme choix de liberté
? La jeune femme
Oui, très bien, je vous remercie de cette…ouverture.
Souriant d'un air presque ému.
Le médecin
Vous êtes autant que moi consciente qu'une grossesse est
toujours un temps fondamental, d'une importance inqualifiable,
et dans votre parcours à vous sans doute encore bien
davantage ? Il serait donc hors de question de bousculer, de
heurter, de gâcher le temps, les conditions, et les circonstances,
alors le plus simple et le plus facile est de laisser la porte
ouverte, et ce dans les deux sens, pour entrer comme pour sortir,
prenez le temps de penser à tout paisiblement, je crois
d'ailleurs que vous fonctionnez de plus en plus comme cela...
La patiente
J'ai l'impression que je vais revenir… Le
médecin
Sans doute, mais dans quelle peau, si je peux dire, dans quels
habits, ou mieux dans quel personnage, une femme, une patiente,
une parturiente ? Les trois étant compatibles bien sûr
! La jeune femme Elle
sourit en concluant.
Rien que des femmes « normales », c'est bien ça
? Noir progressif sur la scène.
Fin du tableau final.
Les quelques vers qui suivent
pourraient être utilisés de diverses façons
: récitation douce sur fond musical, murmure d'une chanson,
voix off d'accompagnement….
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NAISSANCE
Elle était protégée,
et la voici dehors,
Elle qui savait nager, la voilà bien qui dort,
Elle va vouloir manger, respire-t-elle très fort
?
Et dois-je la changer, mais qu'est petit ce corps !
Faut-il la dégager, est-elle trop près du
bord ?
Elle est si peu âgée, croyez vous donc qu'elle
mord ?
Peut-on envisager de lui avoir fait tort,
Doit-on emménager sans avoir de remords ?
Elle m'aura prolongée, et ravie sans effort.
Mais dois-je l'allonger, ou la garder encore,
Je n'ose trop bouger, je crains son inconfort.
Comment la partager, comment risquer son sort,
Aller au potager, m'étaler du raifort,
Les pommes à engranger, et clouer un renfort
Sur l'angle du verger qui sert de contrefort ?
Et la dévisager, juste quand elle s'endort,
Mais sans la déranger, sans la bercer alors…
La cuisine à ranger, et le gâteau qui dore…
J'ai le sommeil léger, et cette enfant est d'or,
J'en suis toute allégée, et j'ai gagné
mon port,
Et nos murs usagés vont constituer son fort…
Elle était protégée, et la voici dehors,
Et me voilà chargée de ce nouveau trésor…
Jacques Blais
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