Ondulations
CONTE D’AVANT NOEL
Ce matin, au réveil, me vient une inquiétude,
Une sorte d’avertissement, une vague certitude,
Un sentiment diffus, qui sans raison m’étreint,
Mais à de graves questions sourdement me contraint.
Pourquoi ce lourd malaise ? Hier soir, ai-je trop
bu ?
Le bordeaux était bon : aurais-je fait des
abus ?
Trop de bridge, trop de golf, me suis-je couché
fourbu ?
Je cherche et je m’égare : je reprends
au début.
Ça y est, j’y arrive ! C’est qu’il
s’agit d’un rêve
Un songe très éprouvant, me tenaillant
sans trêve
Qui tout au long d’une nuit, bêtement
vous effraye,
Et telle une obsession, tout bon sommeil enraye.
La cause en était simple, narguait mes compétences
:
Mon téléphone portable, entrait en résistance.
Lui, d’habitude docile et même plein de
jactance,
Boudait tous mes essais avec une grande constance.
Cette bête est susceptible, ses humeurs capricieuses,
Ses fantaisies fréquentes, ses décisions
trompeuses.
J’eus beau tout vérifier, la traiter
de « gréviste »,
Je dus voir le marchand, un savant spécialiste.
Vous aussi ! me dit-il,
c’est une épidémie
!
Plus un portable ne marche ! Victimes d’une
anémie !
Les appareils sont bons, ne demandent qu’à
parler;
Ce sont les ondes, monsieur, qui se sont affolées
!
Il s’en croise tant et tant qu’elles se
sont emmêlées.
Ça devait arriver : l’éther s’est
emballé.
A force de transporter ces milliards de nouvelles,
L’atmosphère se sature et, lassée,
se rebelle.
Dans l’ionosphère trop pleine, les phases
se déphasent,
Les fréquences se dérèglent,
s’étouffent et puis s’écrasent
Les ondes courtes se rallongent, les émissions
se brouillent
Les grandes ondes raccourcissent, les réceptions
bafouillent.
Les chagrins et les joies, les pleurs, les euphories,
Il y en a de trop, tout ça se contrarie,
Se mélange et se brasse en grand charivari.
Des joies on se lamente, de la mort on se rit !
Je sentais ça venir, lui dis-je, presque
en pleurant.
On dépasse les limites ! Ce désordre
se comprend !
Mon vieil ami Etienne nous l’avait bien prédit,
Qui ne cesse de pester contre ce rite maudit,
Du bavardage inepte qui mobilise les ondes,
Pour parler du beau temps avec une telle faconde !
Tellement que la planète, encerclée
de messages,
Se retrouve engluée dans tous ces papotages.
Résultat prévisible : un tel télescopage,
Que rien ne se propage, qu’il ne reste qu’un
bruitage,
Que vous n’entendez plus que paroles en bouillie
Déformant les discours en tristes gargouillis
!
Le mélange des fréquences donne une
cacophonie,
Qui paralyse le monde autant qu’une aphonie.
Car quand les longueurs d’onde se transforment
en largeurs,
Le désinformation guette les auditeurs.
Si les ondes n’ondulent plus, ce rêve
vire au cauchemar,
Adieu nos GPS, nos signaux, nos radars,
Silence à la radio ; aveuglée, la télé
!
Arrêté, l’Internet ; tout est déboussolé.
Les satellites muets, les avions isolés,
Les navires à l’estime, l’économie
muselée.
Si notre web est tué, c’est toute l’info
qui meurt !
Finis les SMS : vous voyez la stupeur !
La pub est inaudible, les cartes bleues en panne.
On apprend à écrire, se découvre
mélomane
On achète des journaux, on redevient lecteur,
On communique par lettres, on embauche des facteurs.
Les ondulations sautent, inquiètent les physiciens.
Les ondoiements hésitent, troublant les paroissiens.
Au secours, monsieur Hertz ! A moi le grand Maxwell
!
Qu’avez-vous donc prévu quand le système
chancelle ?
Et si les ondes du son, par solidarité,
Comme celles de la lumière, venaient à
s’arrêter ?
L’infrarouge annihilé. L’ultraviolet
grippé,
Plus de radiographies et les scanners stoppés
!
Arrêt des diffusions, blocage des réfractions
;
Plus aucune diffraction ! Figées les réflexions
!
Quand les ondes s’entrechoquent, c’est
tout, que ça condamne,
C’est comme une onde de choc et le diable ricane.
L’homme recule de cent ans, ce n’est là
qu’un début
Il n’a rien vu venir, victime de ses abus.
Il craignait l’effet de serre, l’ozone,
le CO2,
Le manque de pétrole, l’atome trop hasardeux.
Mais la révolte des ondes, elle l’a pris
à revers,
Lui démontrant ainsi que bafouer l’univers,
Jouer l’apprenti sorcier, n’est pas une
sinécure
Et que d’humilité, il devrait faire une
cure.
Et si la mécanique, qu’on dit ondulatoire,
Brusquement « désondule » et ce
soir, nous laisse choir ?
Heureusement ce drame, ce matin n’est qu’un
rêve ;
Et qu’en me raisonnant ce malaise, je l’enlève.
C’est fou, toutes ces bêtises qu’en
dormant on se forge,
Mettant martel en tête pour vous prendre à
la gorge.
Alors que dans la vie, la vraie réalité,
Tout baigne et tout va bien, c’est la félicité.
Ah ! Pardon ! Excusez : mon portable me sonne :
Allo, allo, allo ? Non, l’adresse
n’est pas bonne,
Ceci est une erreur,… mais de rien, chère
madame !
Je disais donc … ah, oui, tout va bien, je le
clame …
Encore ! Allo, allo ! Ah, c’est
toi cher Etienne !
Chez vous, encore la pluie ? Chez nous, j’ai
peur qu’elle vienne …
Ta météo te dit qu’il fera beau
mardi ?
Pour chez nous, elle annonce que ce sera jeudi.
Alors, embrasse ta femme … Je n’y manquerai
pas.
Oui, cette danse des ondes, c’est quand même
beau, n’est-ce pas ?
De tels renseignements nous sont indispensables,
Et ces conversations sont hautement estimables.
Pouvoir appeler sa banque tout en prenant son bain,
Prendre ses places de théâtre quand on
est dans le train …
Prions que cela dure, que les ondes restent stables.
La vie sans un portable est-elle seulement pensable
?
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Jacques Grieu
j.grieu@laposte.net