Sous la case à palabres de ce village poussiéreux
au milieu des sables plats du Sahel, les langues vont
bon train. Les anciens sont tous là, accroupis
sur quelques nattes en lambeaux. On nest pas nimporte
où ici. Juste à quelques heures de méhari
de ce que nous pensons être le nombril de notre
humanité. Là où nos chercheurs
découvrirent les restes dun certain Toumaï,
qui vécut, dit-on, il y a la bagatelle de 7 millions
dannées. Aucun doute, nen déplaise
à nos racistes et ségrégationnistes
ordinaires, nous sommes chez nos frères. Que
se passe-t-il donc dextraordinaire ?
Un mal jusqualors inconnu touche les jeunes adultes.
Oui, filles et garçons, sans distinction, paient
un lourd tribu à ce qui ressemble à une
malédiction. Elle est étrangement limitée
à ce que les Blancs - ici on dit les Nazaras
- qui ont létrange habitude de tout compter,
y compris les hommes et les années dune
vie, nommeraient des jeunes gens entre 18 et 25 ans.
Dans les temps davant, il y a bien longtemps quinitiés,
ils seraient devenus des membres à part entière
de la communauté villageoise, bergers, marchands,
musiciens, éleveurs, forgerons, guerriers ou
caravaniers.
Linstituteur aux impressionnantes lunettes noires,
interrogé par le chef de tribu, est formel. Comme
paralysés par des forces supérieures invisibles,
un sur cinq de ces jeunes passe ses journées
assis, sans avoir la force de faire quoi que ce soit.
Tous ces bras qui ne servent à rien, toutes ces
bouches à qui il faut bien fournir la ration
quotidienne de boule de mil ! Cela ne va pas sans commentaires
et imprécations des plus anciens qui nont
jamais vu cela, ni même entendu parler dune
telle épidémie. Que se passe-t-il donc
pour que la tradition ne fonctionne plus ? Un premier
marabout est consulté. Il reste un bon moment
silencieux, puis sort de sa poche un gri-gri qui contient
un verset du Coran ainsi quune mystérieuse
poudre rouge : Que chacun des jeunes atteints
mette à son cou jour et nuit ce porte-bonheur
, et absorbe un peu de cette poudre au coucher du soleil.
Sommé den dire plus, il ne sait pas formuler
autre chose que : Faites ce que je dis, il ny
a pas dautre possibilité .
On interroge aussitôt un second marabout. Celui-ci,
en échange traditionnel du don dun poulet,
va parler. Les esprits de nos morts sont très
fâchés contre les esprits des marchands
dau delà de la grande mer. Cest pourquoi
nos enfants sont ensorcelés - Mais, alors que
pouvons-nous faire ? demandent les sages.
On ne peut rien faire que dattendre que les esprits
aient fini leur guerre .
Et voilà nos anciens dans le plus grand embarras.
Quelle peut être la meilleure formule pour le
village ? Le premier remède, il est certain quils
nen connaissent pas lefficacité,
personne, à leur connaissance, ne la jamais
utilisé. La seconde attitude proposée,
celle de ne rien faire pour tenter de lutter contre
le mal mystérieux, ne manque pas de partisans.
Surtout , disent-ils haut et fort, respectons lhéritage
de nos ancêtres, ne touchons pas à la tradition.
Ce serait la mettre en danger.
Le clan des indécis réfléchit.
Si lon tente un remède, ou, au mieux il
sera efficace et, au pire, il naura aucun effet.
Si au contraire, loption est prise de ne prendre
le risque daucun traitement contre cette maladie,
le résultat est garanti. Elle continuera à
frapper les jeunes gens, et le village où la
vie est déjà si difficile a toutes les
chances de disparaître.
Maintenant que vous avez en main toutes les cartes de
ce conte, choisissez vous-même, ami lecteur, la
façon dont les choses vont évoluer là-bas.
Il est temps de nous retirer sur la pointe des pieds
pour respecter la liberté de nos amis Kanembous
et revenir ici.
Toute ressemblance avec le curieux débat qui
se déroule en France autour du projet gouvernemental
de contrat de première embauche ( CPE)
nest pas fortuit. Que dans un pays comme le notre
de 20 à 40% ( selon leur niveau de qualification)
des jeunes de 18 à 24 ans soient sans emploi
est, hélas, le symptôme dune bien
mauvaise santé de notre société.
Nous noublions pas que la santé est notre
seul sujet ici. Pour chacun, être dans les meilleures
conditions pour bien se porter, cest pour une
grande part parvenir à un statut dadulte.
Faute dinitiations traditionnelles (comme dans
les tribus africaines, ou avec lancien service
militaire), cest laccès au monde
du travail, avec son apprentissage de la vie en société,
avec les revenus financiers personnels qui en découlent,
qui en tient lieu.
La question dépasse infiniment les simples problèmes
de police des explosions juvéniles à grand
spectacle, elle va beaucoup plus loin que les comptes
dapothicaires des économistes et des gestionnaires
des protections sociales. Les préoccupations
électorales nen sont quune vulgaire
tentative de récupération. Cette question
de la liberté de pouvoir travailler touche tout
simplement au respect de chaque humain. Jamais avant
nous, aucune société aussi primitive,
barbare, dictatoriale ait-elle pu être, et jusquau
fond des prisons, des galères et des camps, navait
encore osé mettre ou laisser croupir certains
des siens dans limpossibilité de travailler.
(*) NDA : Le royaume du Kanem a occupé un
vaste territoire à lest du Lac Tchad. Fondé
au 9ème siècle après JC par des
Toubous venus de leur Tibesti, son roi se nommait le
maï. De la conjonction de ces deux mots est probablement
né celui de notre vénérable Toumaï.
Au XIème siècle, le maï se convertit
à lIslam. Lempire atteignit son apogée
au 13ème siècle. Mao la minuscule capitale
actuelle du Kanem est encore le siège dun
sultanat totalement ruiné.
NDLR : Comme l'Internet est le moyen idéal
pour le faire, il ne faut vraiment pas s'en priver,
ami lecteur. Si ce texte vous touche, vous plaît,
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FMM, webmestre.
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