xxxNi la botanique, ni l’anatomie qui l’utilisent ne vous indiqueront le sens retenu ici du nom connectif. Rendons immédiatement son dû à Michel Serres (1) qui a su nous entraîner vers cette fameuse connectivité. Voici sa déclaration, à son habitude on ne peut plus taillée au rasoir : << Le connectif remplace ce jour le collectif >>.
Il s’agit, nul ne peut s’en étonner ici, de ce qui se passe lorsque nous nous connectons à l’internet.
Jadis, en ses débuts balbutiants et pour tenter de nous convaincre de l’intérêt de ces étranges machines que nous ne connaissions pas, nous eûmes droit à toute une propagande sur les mérites de << ces autoroutes de l’information >>. On nous parla tuyauterie et technique, sans trop de soucier du genre de chargement qui pouvait y circuler, et des conséquences que cela pouvait déclencher au niveau de nos relations humaines.
xxxLes marchands furent les premiers à y voir la promesse de marchés infiniment plus vastes, donc lucratifs, que ceux de leur mode traditionnel de commerce. Ce fut, souvenons-nous, une folle ruée vers l’or, brutalement freinée par l’éclatement de la bulle spéculative de 2002 qui s’était formée. Beaucoup plus discrètement, presque secrètement, d’autres usages de la Toile se sont expérimentés et répandus dans tous les pays du monde, faisant éclater toutes les frontières géographiques, hormis celles imposées par les langues. Et, contrairement à ce que le monde des spécialistes attendait, malgré les obstacles pour accéder à de nouveaux outils numériques, ce sont les utilisateurs les plus âgés qui se sont le plus passionné à ce monde nouveau. Le grand mot est lâché, cette connectivité c’est quelque chose de totalement nouveau dans l’histoire de l’humanité et qui fait beaucoup plus que nous donner accès à des bases de données provenant du monde entier.
xxxAvons-nous bien conscience que soudain, des individus comme vous ou moi ont eu accès à ce qui n’était réservé depuis toujours, par la force des choses, qu’à des collectivités très fermées, des élites ou leurs serviteurs, qui décidaient, ou non, d’en révéler tout ou partie. Accéder directement à toutes sortes de savoirs alors qu’ils ne pouvaient auparavant être approchés qu’au prix de mille difficultés, grâce aux services de multiples transmetteurs plus ou moins accessibles. Tout à coup, cet univers connectif encore impensable il y a un demi siècle, permet à un individu, un subjectif si vous voulez, de se situer hors de ce type de collectif ! Voilà qui mérite de s’arrêter un instant.
Une collectivité, ce sont des gens qui sont liés ensemble, le mot le dit clairement. Pour que cette collectivité existe, il est indispensable qu’elle définisse son existence par un critère d’appartenance, des frontières, un dedans qui s’oppose à un dehors. Par exemple on ne peut qu’être ou ne pas être de la communauté noire américaine, de l’Académie de médecine ou des amateurs de rillettes de Tours.
xxxLa personne, en tant que membre d’une collectivité, se trouve ainsi contrainte de se situer elle-même à l’intérieur ou à l’extérieur de multiples collectivités, et de subir bon gré mal gré toutes les contraintes qui en résultent. Impossible de ne pas sentir la violence inhérente à cette cohabitation jamais simple ni pacifique entre l’individuel et le collectif. Guerre civile, jamais achevée depuis nos origines, du pauvre hominidé coupé en deux, qui n’est jamais complètement ni un animal grégaire, ni un animal solitaire.
xxxEt soudain, coup de tonnerre inouï ( au sens auditif premier ) pour qui veut bien ne pas se boucher les oreilles. La technique même qui fut inventée par les militaires de la guerre froide, sous la contrainte du danger nucléaire, pour que l’ennemi ne puisse pas détruire leurs réseaux de communications indispensables à une riposte, s’est trouvée miraculeusement pervertie. Ce qui devait servir à tuer massivement s’est transformé en un moyen nouveau d’être humain, ni enfermé dans l’individualisme, ni emprisonné dans le collectivisme.
Oui, grâce à notre possibilité d’accéder au réseau des réseaux, de nous connecter à la Toile, nous sommes entrés dans un autre mode de contact avec les autres. En fait, bien plus élaboré que << le village global >> du sociologue canadien MacLuhan. Autre, parce que ce n’est plus celui de l’entrée dans une simple collectivité, même si on la qualifie de virtuelle. Chacun décide de se brancher ou non, le temps qu’il veut, là exactement où il a envie ou besoin d’aller. Puis, de partir tout aussi librement sans avoir de compte à rendre à personne. Libre de participer ou simplement de lire, de s’instruire, de se distraire ou de s’exprimer lui-même. Il n’y a tout simplement plus de dedans et de dehors de toute source d’information et de connaissance, plus besoin de choisir son camp en rejetant les autres.
On n’est plus contraint de renoncer à une part de notre individualité personnelle ( pardon du pléonasme) comme c’est le cas dans toute collectivité, aussi noble soit-elle, mais, par définition, répétons-le, fermée, donc source de division et de guerre. Et au minimum de conflits entre les intérêts individuels et les intérêts collectifs.
Nous n’avons pas encore pris la mesure de ce que peut apporter de nouveau à chacune de nos individualités, à chacune de nos collectivités, notre nouvelle connectivité. Chaque jour, à l’usage, nous découvrons ensemble un peu plus ce connectif encore balbutiant. Cette vision n’a rien d’imaginaire. En Poitou-Charentes, région rurale, les adolescents passent entre quatre et cinq heures par jour devant un écran numérique ( Sud-Ouest du 6 janvier 2009 ) !
xxxVoilà une profonde modification de notre façon de vivre avec et dans notre monde. L’humain, plus que jamais de son histoire sanglante demeure individuel, donc bien ancré dans son univers subjectif. Il a le sentiment - pas du tout affaibli - de son appartenance à beaucoup de collectivités. Mais en plus, et c’est important, non en moins humain ni en conflit inévitable, l’homme est devenu connectif. Homo connectivus ai-je osé le nommer dans le titre de cette LEM. Subjectif, collectif et connectif à la fois, telle est notre nouvelle carte d’identité qui rend caduque l’ancienne, juste singulière et groupale. Trois dimensions au lieu de deux, ce n’est pas rien
Le jour viendra peut-être où l’usage, pour clore un message électronique, sera de faire précéder sa signature d’une formule indiquant bien que nous savons où et qui nous sommes, du genre : Bien connectivement votre !
(1) Michel Serres, La Guerre mondiale, Le Pommier, 2008.
NDLR : Cette lettre illustre l’article 17 de notre
CHARTE D'HIPPOCRATE . Lien
17°) Je participerai à la transmission des connaissances et des savoirs acquis.
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