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Ah, ce brigand d'Aristote, il nous a joué un bien méchant tour. En nous disant jusqu'à nous en persuader, et nous l'avons tous répété, que : «La nature a horreur du vide». N'importe lequel des atomes constituant notre corps, comme toute chose de notre univers, n'est, nous le savons depuis longtemps, qu'une sphère vide dans laquelle tournent des particules.
Et pourtant, ne vivons-nous pas en des temps qui cultivent le plus en plus de plein ?
Il suffit d'examiner la façon dont les emplois du temps de nos bambins ressemblent à ceux des ministres. Pour les vacances de tous, joli mot dont le sens premier indique la vacuité, donc le vide, même frénésie d'activités ininterrompues. Parcs de loisirs, voyages organisés, animations et fêtes, rien qu'une farandole de plaisirs escomptés en perspective. Et, comme la déception en résulte obligatoirement, sans cesse il faut poursuivre cette quête de bonheur sur facture.
Plus question, au royaume des coachs en tout genre, de faire confiance à qui que ce soit, petit ou grand, pour déterminer quel usage personnel il veut faire de son temps à vivre. Oui, temps à vivre pour lui, pas temps à passer et, restons réalistes, temps à dépenser... de cet argent qui nous fait tant saliver.
Bien enfoncée dans la tête collective la maxime proverbiale : l'oisiveté est la mère de tous les vices. Et quand l'amalgame inattentif entre l'oisif et le vide règne, l'obligation d'agir, le faire pour faire devient une sorte d'obligation morale.
Le monde du travail est naturellement à l'image des représentations que nous nous faisons de nous-mêmes. Que puisse y régner, avec l'accélérateur des contraintes économiques, la chasse au vide n'est guère discutable. L'organisation scientifique du travail telle qu'elle a été théorisée par l'ingénieur américain Frederick Winslow Taylor ( 1856-1915) continue de laisser des traces profondes dans nos mentalités.
Et pourtant, à quoi peut-on s'attendre avec cette recherche du rendement maximum, de la plus petite perte de temps ou d'énergie, et finalement, de la rentabilité financière maximale ? Bien entendu vient à l'esprit d'un médecin les dégâts humains, aussi bien somatiques que psychologiques, ou même psychiques, que cela entraine. Inutile d'insister sur la banalisation des épuisements professionnels (burn out) et des stratégies de harcèlement professionnel aux conséquences si lourdes.
Imaginez un instant un texte, même court, dont l'auteur aurait voulu éliminer tous les espaces vides. Voici le résultat.
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Pas convaincu ? Alors chantez-vous votre air favori sans laisser le moindre temps entre les différentes notes : une vraie bouillie sonore. Encore un petit doute ? Pas un seul de nos organes, coeur en tête, ne fonctionne sans période d'arrêt au cours de ses cycles physiologiques.
Qui y prend garde ? Qui prend conscience qu'en faisant la chasse aux machines à café dans les entreprises, aux possibilités de parlotte dans les couloirs, aux rituels des rencontres au cours de la vie de travail, nous amputons gravement de sa matière humaine le tiers de notre temps de vie adulte, et que nous devons en payer, très cher, les conséquences sur notre santé individuelle et collective ?
Il est alors répondu par les gestionnaires du personnel - dramatiquement dépersonnalisé et chosifié en ressources humaines- techniques de gestion, maîtrise du management. Unique des recettes standardisées pour faire encore et toujours plus.
De façon très significative, devant le constat de la disparition du sentiment d'appartenance à une profession donnée, des régressions vers des activités de groupe infantiles pour les personnels d'encadrement fleurissent. Surtout, pas une minute pour être soi-même en face de soi-même. De l'action, de l'action, toujours de l'action sans trêve. Vide ? Danger maximum. A combler d'urgence.
Et voici le fleuron emblématique de ces étranges séminaires sensés cimenter l'esprit de groupe. Le saut à l'élastique. Sauter dans le vide en faisant aveuglément confiance aux vertus des cellules de latex, c'est refuser l'existence même de ce vide. C'est glorifier les mécanismes capables de le neutraliser.
Pourtant, sans vide pour pouvoir s'exercer, aucune de nos libertés petites ou grandes ne peut exister.
Alors, comment renforcer notre compétence pour retrouver les vertus du vide salvateur pour survivre à ce trop plein collectif dominateur ?
Notre vieux Descartes nous donne une sublime leçon de méthode.
« Pour atteindre la vérité, il faut une fois dans la vie se défaire de toutes les opinions que l'on a reçu et reconstruire à nouveau tout le système de ses connaissances».
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