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Le monde de la Haute Couture, même s'il s'est diversifié avec grand succès dans d'autres pays depuis quelques poignées d'années, est demeuré une spécificité de la France. Royaume de la futilité, de la frivolité et du luxe réservé aux portefeuilles les plus rebondis de la planète ? C'est vite dit. En tout cas, même nos esprits les plus contestataires, les plus révolutionnaires, les plus critiques, les plus iconoclastes ne pipent mot devant cette réalité dont la presse salue bien bas chaque année les rites spectaculaires et les vertus de locomotive pour nos modestes tenues quotidiennes.
En ces temps où ne semblent crédibles pour faire un travail de qualité indiscutable aux yeux du plus grand nombre que des groupes de travail, des commissions, des institutions, des comités de pilotage, qu'il existe encore un lieu où la toute puissance du collectif se révèle impuissante mérite toute notre attention.
Il ne peut y avoir qu'un créateur pour aboutir à ce grand quelque chose de plus dans la mise en valeur d'un corps humain qui touche chacun des spectateurs attentifs. Il ne vient pas de rien, ni de nulle part, d'une fabrique, ce virtuose des formes, des couleurs, des mouvements et des matières. Il lui a fallu faire ses preuves, travailler durement pendant des années, convaincre ses patrons comme ses indispensables collaborateurs.
Avec tous les risques d'erreur, et d'arbitraire inévitable, il a fallu faire confiance à une personne, parce qu'on a mesuré son talent, et qu'on l'a estimé à tout autre supérieur.
S'agit-il d'une vision dangereusement « élitiste», qui ne peut avoir d'autre portée que celles des fanfreluches pour dames sans problème de fin de mois ?
Depuis Napoléon, afin de doter notre armée des cadres supérieurs indispensables, issus jadis de la noblesse dispersée, dangereusement la France n'a cessé de cultiver et encenser avec le plus grand soin ses filières éducatives destinées à fabriquer à la chaîne ses élites.
Des lycées au statut militaire initial à l'École Polytechnique, le modèle a été repris de génération en génération, et sans discussion sur la valeur intrinsèque et à long terme des jeunes gens ainsi sélectionnés par leur capacité à se couler habilement dans le moule des connaissances scientifiques. La médecine a pris naturellement le même pli, avec des concours sélectifs comme l'internat qui n'hésitait pas, vers 1960, à se définir elle-même, et sans même sourire : la voie royale.
Ces élites patentées ont vite constitué une sorte de super république dans la république, perfectionnant sans cesse au fil du temps et des croisements, ses réseaux de commandement et de domination, de copinage et, expression empruntée à monsieur Parqués, professeur de l'Ecole Centrale, de coquinage.
Et le talent individuel dans tout cela ? Bien entendu, il n'a jamais disparu, malgré la pression énorme des usines à bien penser qui ont de plus en plus envahi tous les domaines des activités humaines. Et pour y parvenir, tout fait pour faire rentrer dans le rang ceux qui osaient penser par eux-mêmes. Le talent personnel est simplement devenu une sorte de produit secondaire, presque honteux et en tout cas gênant, des machines à former au moule de la prétendue excellence des générations entières.
Malgré le premier coup de boutoir avertisseur (mal compris) de 1968, tout cela, à condition de ne pas y regarder de trop près et de laisser son esprit critique dans sa poche, a pu demeurer crédible aux yeux du public jusqu'à la fin du XX ème siècle. La science, pardon la Science, triomphait dans tous les domaines ( médecine en bonne place), et ses prouesses actuelles et attendues du futur, clouait le bec aux mauvais esprits les poseurs de questions.
La prise de conscience des effets dangereux pour la santé humaine, et même pour la survie de la planète nourricière, d'une utilisation systématique et sans limite de nos capacités technoscientifiques a commencé à imprégner les esprits. Pour beaucoup, et dans le monde entier, cela a pris le chemin aux vertes dentelles romantiques de l'écologie.
Mais le ver de la perte de confiance absolue était dans le fruit de la croyance à l'expansion sans limite d'une science capable d'assurer le bonheur absolu de nous autres, les pauvres humains.
Trois évènements de portée internationale ont porté un coup fatal à notre méthode aux mains de nos chères élites pour «maîtriser la nature». Le premier a été la pandémie grippale A H1 N1 de 2009, dont il n'est pas utile de souligner les cafouillages. Le deuxième fut celui d'un médicament ( après bien d'autres depuis des années) qui n'aurait jamais dû être prescrit à des malades comme il l'a été : l'affaire est dans les mains de la justice en France, ce n'est pas le moment de la commenter.
La dernière, il y a juste deux mois, de portée planétaire, a été la triple conjonction d'un séisme majeur, d'un tsunami et d'un accident nucléaire de première importance. Le Japon, la troisième puissance du monde en matière de développement technoscientifique, se révèle incapable de faire face aux conséquences de sa foi aveugle aux vertus de la science.
Prenons très au sérieux le titre de couverture du précieux Courrier international (1) : Japon Repenser l'avenir.
Japon, ne l'oublions pas, qui connut durant la dernière guerre mondiale avec le docteur Shiro Ishii et l'épouvantable Unité 731 la plus meutrière utilisation de la science médicale qui fut (2).
Repenser veut bien dire ce qu'il signifie. Ce que la science, seule connaissance réputée digne de foi aux yeux de notre modernité depuis des siècles, nous a permis de construire nous conduit aux pires catastrophes dont nous avons mémoire.
Elle est là, la vraie question. Elle n'est pas purement spéculative, juste pour faire joli : c'est de notre peau à tous dont il s'agit.
Comme arme pour orienter notre futur, qu'avons-nous quand la science atteint ainsi visiblement ses limites ?
Nous avons été tellement convaincus depuis des générations que la connaissance que nous délivrent les sciences ( et qu'il n'est pas question une seconde ni de nier, ni de minimiser) était le seul savoir possible, clouant définitivement le bec par ses résultats merveilleux à tout autre savoir, y compris ceux transmis par d'immémorables traditions comme en témoigne l'exposition actuelle remarquable au musée du Quai Branly à Paris (2).
Un seul et unique recours. Notre cerveau, ce qu'il peut y avoir de meilleur dans nos cerveaux quand ils ne sont pas enfermés dans des frontières délimitées à l'avance, comme c'est, hélas, le cas pour nos élites.
Oui, le prêt à penser dans lequel nous nous costumons confortablement est devenu insuffisant pour les défis qui se présentent.
C'est bien d'une Haute Couture de l'esprit dont nous avons besoin, avec toute l'insolence que cela suppose pour les standards habituels.
Existe-t-elle, peut-elle exister, si oui de quel côté se tourner pour la découvrir ?
Autant de questions qu'il revient à chacun d'explorer à sa façon sans se laisser séduire pour autant par le premier beau parleur ou vendeur de rêve qui passe. La rigueur intellectuelle qu'exige la science ne doit pas être abandonnée quels que soient les domaines de la pensée humaine dans lesquels on s'aventure. Au moins, cela les médecins qui soignent les malades le constatent chaque jour.
Références :
(1) Courrier International n°1071 du 11 au 18 mai 2011, dossier Japon : Repenser l'avenir, Deux mois après le séisme, un portrait de l'archipel page 14 à 19.
(2) P. Berche, http://blogs.univ-paris5.fr/berchep/weblog/
(3) Les Dogons, exposition temporaire. À ce sujet lire Télérama hors Série d'avril 2011 «Dogon , le peuple mythique du Mali au musée du quai Branly».
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