Tenez, voici encore une chose dont on ne parle jamais au cours de nos études médicales. La question du temps. Comme si l’intervention du médecin était obligatoirement limitée par cet événement personnel bien particulier que constitue pour chacun de nous, fragiles humains, toute maladie.
Le schéma classique pour les apprentis médecins est celui qui leur est fourni par les services hospitaliers dans lesquels ils apprennent les rudiments de leur métier. Dans ce système bien particulier, c’est le temps de l’hospitalisation qui est le seul pris en compte. Établir un diagnostic aussi précis que possible, se faire une idée du pronostic de l’affection et mettre en place une thérapeutique, voilà qui semble résumer les seules choses vraiment importantes.
Dans l’exercice ultérieur d’une spécialité médicale; que ce soit dans le secteur privé ou dans le secteur public, le temps d’action se trouve également limité dans le temps. Le temps d’une grossesse, d’une chimiothérapie ou d’un infarctus myocardique quand ce n’est pas celui d’une prothèse totale de hanche ou d’un état dépressif majeur, peu importe, le temps est toujours limité. Le médecin n’agit que pendant une période bien précise selon la pathologie en cause. Puis, il disparaît de la scène.
Et pourtant, nul ne peut le nier il existe bien aussi un avant la maladie déclarée. Une période durant laquelle se prépare sans faire de bruit l’anomalie qui nous fait passer du statut de sujet prétendu normal à celui de malade ou de blessé. Les exemples sont légion, il suffit d’ouvrir les yeux et les oreilles. Les messages classiques de prévention, tous fondés sur la peur, utilisent avec plutôt moins que plus de bonheur cette ficelle d’un avant que nous devons modifier.
Et puis, après la maladie - quand elle ne nous a pas emportés - ou plus exactement après sa phase aiguë, la vie continue. Qu’on la nomme convalescence, réadaptation, chronicisation ou retour à l’état antérieur ne change rien à l’affaire. Notre vie reprend ses droits et continue. Comme avant ? En vérité, pratiquement jamais : ce corps qui fonctionnait sans se plaindre de quoi que ce soit, nous l’avons définitivement perdu. Nous avons plus ou moins conscience que la confiance aveugle que nous avions en son bon fonctionnement est morte à jamais.
Il est pourtant une catégorie bien particulière de médecins. Nous en parlons aussi souvent ici que leur existence concrète est toujours aussi ignorée, donc négligée, par le corps médical enseignant dans sa grande majorité. Il s’agit des généralistes. Ces gens sont installés dans un secteur géographique bien limité, ils sont accessibles à tous et quels que soient les problèmes de santé rencontrés. Ce sont donc eux, et eux seuls, qui vivent avec les mêmes personnes, durant toute leur carrière de praticiens. Ceci les conduit à être là sans aucune limitation de temps. Ce sont les seuls médecins de l’avant, du pendant et de l’après la maladie, les maladies, les drames de la vie. Ce sont encore eux qui réaliseront le dernier accompagnement quand la mort inéluctable sonnera à la porte de chacune de nos vies. A moins que la fin ne survienne dans un lit d’hôpital.
De cela, de cette médecine de la durée, je n’entends guère prononcer d’éloges, mes oreilles et mes yeux ne perçoivent aucun signe du respect que devrait imposer cette gigantesque et exténuante tâche.
C’est certain, tout cela se fait chaque jour, sans tambours ni trompettes par des gens qui restent dans l’anonymat du travail bien fait. Quand vous cassez du médecin, censeurs autoproclamés et impitoyables, puissiez-vous ne pas oublier que vous contribuez à dégoûter encore un peu plus les derniers défenseurs de la personne que cherchent à rester la majorité des médecins généralistes. Des praticiens de la durée qui ne peuvent pas s’abriter derrière le fait que vos troubles ne sont pas du ressort de leur spécialité, les seuls attachés à votre terroir de vie qui peuvent être à vos côtés avant, pendant et après tous vos pépins de santé. De la conception à la mort de chacun.
Et quand, bientôt, il n’y en aura plus assez, vous tous qui ne cessez de vouloir nous imposer des charges insupportables sans reconnaître ce qui fait notre spécificité irremplaçable, ne venez surtout pas pleurer sur notre disparition.
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