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nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnRalentir.Enfance.
Ça s'est passé entre deux bombements de la chaussée.
Il faut dire qu'il habite dans un arrondissement du nord de Paris et qu'il travaille dans la banlieue ouest.
Tous les matins donc, avant d'arriver à l'entrée du périphérique, il doit passer par une petite rue où il
y a une « sortie d'école ».
Premier bombement franchi – aïe ! les amortisseurs –, le merveilleux piaillement des cours de
récréation. Bourdonnement, rires, un hurlement de temps en temps.
Huit heures et quart. Des mères, accompagnant leur enfant. Quelques pères. Toutes les couleurs.
L'Afrique, le Maghreb, l'Asie.
Ce matin-là, il s'est produit un événement singulier, un rien, dont il a pourtant gardé le souvenir toute la
journée.
Un peu avant d'entrer dans l'école, un des enfants a tourné son visage vers son père qui le tenait par
la main. Dans ce regard, très bref, il y avait une confiance folle et déjà le regret d'avoir à le quitter.
Mais ce n'est pas ça qui l'a touché. Ce qui a été pour lui presque un choc, c'est la façon dont le père a
regardé, en retour, le gamin. Ça a duré une demi-seconde, et dans ce regard il n'y avait pas
particulièrement de tendresse, mais, disons, un peu de surprise, une grande curiosité, avec surtout une
sorte d'apaisement instantané, très fugitif. Le type était assez baraqué, en jean, du genre à qui on ne
la fait pas. Mais là, à ce moment-là, s'était évanoui tout souci de prestance, de virilité. Toute crainte
disparue, il n'avait même plus l'air méchant.
Lui, dans sa voiture, il a reçu ce regard au creux du ventre.
Alors, la folie.
Il cherchait l'Absolu. Il l'a trouvé.
L'idée vraie de Spinoza. L'énigmatique connaissance du troisième genre. Il y a enfin accédé grâce à la
compréhension d'une toute petite chose : la singularité d'un regard.
Un progrès décisif. Il en a la certitude. Au creux du ventre, justement. Un affect.
D'ailleurs, si l'on y songe, le cours de philo le plus classique – « Je pense donc je suis... » – reste
inintelligible ou sans intérêt, si l'on n'y ajoute pas ce qu'a dit Descartes, en colère, tapant du pied :
« Je pense donc je suis, merde ! ». Mais cela, personne ne le sait.
La certitude ainsi est un affect. Mais elle n'est légitime que s'il s'agit d'un affect à soi, reconquis,
débarrassé de l'opinion. Un affect qui aura du mal à trouver ses mots. Cela, on ne le trouve pas dans
Wittgenstein, mais dans la dernière partie de l'Éthique.
Il lui faudra garder précieusement en mémoire cet instant, le regard de cet homme. Un regard
affranchi de la peur. Délivré des clichés meurtriers, des rôles imposés. Le secret d'une humanité
retrouvée. L'adieu aux armes.
Grâce à cet arrêt du temps, il a soudain compris que l'on pouvait changer le monde et pourquoi,
jusqu'ici, les révolutions ont si souvent dérapé.
Tout désormais redevient possible
L'ami d'Altkirch n'a pas tort, une singularité, c'est une bifurcation, un écart.
Mais c'est avant tout une déchirure. Et il ne faudra pas trembler.
L'interstice. Oser pénétrer.
Alors se découvre un peu de substance à l'état pur.
Aïe ! Les amortisseurs, deuxième bombement de la chaussée.
Le gosse, se sentant regardé, a eu juste le temps de lui tirer la langue en lui faisant un pied de nez.
L'avenue. Priorité à droite. Retour dans la jungle. Lutte pour la vie.
Entrée du périphérique.
Le panneau.
Porte d'Auteuil : 11 minutes.
Périphérique fluide.
Ndlr : Max Dorra est écrivain et professeur de médecine. Nous le remercions de nous avoir autorisé à diffuser ce texte initialement paru le 3 juillet 2010 dans le blog de Jean-Clet Martin : Strass de la philosophie. MD est également l’auteur sur ce site de la LEM 646.

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